Davout et ses soldats au camp de Bruges.

Un corps d'armée au camp de Boulogne

(Article de Pierre CHARRIER )

Le camp de Bruges... du côté d'Ostende et de Dunkerque

Un état sanitaire déplorable dans des installations insuffisantes

Le souci de l'instruction

Exercices et surveillances

Des distractions quand même

 

 

Du 28 août 1803, date de sa formation officielle, au 28 août 1805, date à laquelle les têtes de colonne de la division Bisson quittent Ambleteuse pour Cassel, première étape sur la route d'Austerlitz, le camp de Bruges aura duré exactement deux ans. Au cours de ces deux années, la volonté du Premier consul s'appuyant sur quelques généraux de confiance portera l'outil militaire légué par la Révolution à un degré d'efficacité inconnu jusqu'alors dans aucune armée européenne. Dans les sept camps de l'Atlantique, comme en des creusets, vont se fondre l'enthousiasme révolutionnaire et la compétence professionnelle pour donner le métal de la Grande Armée.
Le camp de Bruges a été pour Davout l'occasion de mettre en pratique les préceptes avancés par Guibert et dont Bonaparte et lui-même se sont si souvent entretenus. Après s'être fait la main sur les grenadiers à pied de la Garde, il va avoir sous sa férule pendant deux ans 25 000 hommes qui vivent à l'écart des populations civiles (ils sont campés et non cantonnés), auxquels il va pouvoir inculquer les principes simples, sévères et efficaces qu'il a progressivement fait siens. Chance exceptionnelle et qui ne se retrouvera qu'une seule fois, de 1810 à 1812, dans les camps du Mecklembourg. En deux ans de vie commune, il veut former, et il formera, des soldats disciplinés, instruits, rompus aux exercices physiques, connaissant leur chef et connus d'eux, capables donc de garder la tête froide dans les moments difficiles. Sur ce plan-là, le triomphe de la méthode Davout, ce sera la bataille d'Auerstaedt. Il tissera entre eux cette trame invisible qu'on appelle l'esprit de corps et qui, bien assimilé, fait qu'on distinguera partout et toujours sous l'Empire le corps du maréchal Davout de tous les autres qui composent l'armée française. Car il veut faire de cette race « belliqueuse », ainsi qu'il qualifie ses compatriotes, une race « militaire » (1).

 

 Le camp de Bruges... du côté d'Ostende et de Dunkerque

Bien qu'il en porte le nom, le camp de Bruges n'est pas à Bruges. La ville aux soixante-douze ponts n'abrite dans sa quiète somnolence que l'hôpital militaire. C'est à Ostende, au centre de son dispositif, que Davout réside.
En réalité il circule continuellement de Flessingue, où s'assemble la flotte batave, à Dunkerque où les postes de la division Friant se lient au corps Soult. « Je suis un peu ambulant et presque toujours vingt-quatre heures d'avance j'ignore où j'irai. Je me porte où je crois ma présence utile », écrit-il à sa femme. En une journée de cheval il peut se rendre en n'importe quel point de la côte. « Ferme mais inquiet », ainsi le décrit son chef d'état-major d'alors Mathieu Dumas, il est sur le dos de tout le monde, soldats, marins ou civils. Tout le monde n'accepte pas avec une humeur égale ses arrivées à l'improviste, son regard froid et soupçonneux, ses propos sans détours, parfois même brutaux et presque toujours critiques. Les uns murmurent et attendent leur changement d'affectation. Les autres se rebiffent. Bon nombre découvrent, à la longue, qu'on peut s'en trouver bien.
Ainsi naît la réputation de celui qui passera pour le plus malcommode des chefs de l'armée. Il est bien vrai que ses façons de faire sont souvent maladroites, que son manque d'humour et son goût de la provocation les marquent d'une empreinte toute personnelle. Complimentant en public l'un de ses officiers cartographes, il croit bon d'ajouter qu'il l'apprécie d'autant plus que tel de ses collègues, présent à la scène, dessine, lui, « comme un cochon ». Une pauvre femme étant venue réclamer des secours à l'un de ses parents, colonel, avait été éconduite par celui-ci. Rappeler en tête-à-tête cet officier au respect de ses obligations familiales eût été convenable, et suffisant. Davout choisit de le faire en plein repas, devant vingt convives, à la gêne de tous et, bien entendu, à la fureur rentrée du colonel. Voici une histoire qui fit, en son temps, la joie de l'armée : un individu nommé Quatremère Disjonval, excentrique qui avait pris l'épaulette après que ses travaux scientifiques eussent été couronnés par l'Académie des sciences et l'eussent conduit à la ruine, était venu ingénument proposer au général un moyen infaillible de traverser le détroit. Il ne s'agissait que de domestiquer les marsouins, puis de les faire chevaucher par les troupes d'invasion. L'homme n'était peut-être qu'en avance sur son temps, si l'on en juge par les travaux menés un peu partout actuellement sur les delphinés. Mais c'est un grand tort d'avoir raison trop tôt. À l'époque de Davout la cavalerie marsouine n'était qu'une utopie digne de l'auteur du calendrier arachnéologique, autre invention de Quatremère. Davout, furieux qu'on eût tenté de lui faire avaler une couleuvre, ne s'arrêta ni à la bonne foi ni à la déraison du pauvre homme, qu'il fit partir entre deux gendarmes, pour Paris, à pied !
 
Les trois divisions d'infanterie sont, à la formation du camp de Bruges, respectivement commandées par Oudinot, Friant et Durutte. Le premier, déjà célèbre, est un officier type des armées de la Révolution, un homme dont le courage physique hors du commun supplée les capacités intellectuelles limitées. Il servira peu de temps sous Davout et, grâce à cela, peut-être, restera de ses intimes jusqu'à sa mort. Ils se connaissent depuis 1796 et se tutoient. À la fin de 1804 il est remplacé par Bisson, fameux pour son appétit d'ogre et sa taille de géant, lui-même remplacé à la fin de 1805 par Cafarelli d'abord, par Morand ensuite. La deuxième division est aux ordres de Friant, ancien d'Égypte qui avait eu la chance lui aussi de servir sous Desaix, et qui épousera une soeur de la maréchale. Enfin, Durutte, également connu, lié à Moreau, sera pour cette raison muté dans un commandement territorial après le procès de son ancien chef et ami, et remplacé au commandement de la troisième division en août 1804 par Gudin de la Sablonnière. Morand, Friant, Gudin, ainsi se constitue au moment de l'ouverture de la campagne d'Austerlitz le trio de divisionnaires le plus célèbre de l'armée française et que la fortune des armes dispersera, coïncidence étonnante, au moment où cette fortune amorcera son déclin. De Bruges à la Moskowa, nous trouverons leur nom sur chacune des pages d'histoire écrite par Davout. Nous reparlerons souvent de ces trois-là.
Les obscurs, avec ou sans grade, dont les noms ne sont pas venus jusqu'à nous, étaient environ 25 000, moitié conscrits des classes 1800 à 1803, moitié vétérans des guerres révolutionnaires. La cavalerie et l'artillerie légère assuraient, avons-nous dit, le service de surveillance des côtes. La masse de l'infanterie était répartie en deux camps, les première et deuxième divisions, de part et d'autre d'Ostende, la troisième à Dunkerque. Vingt minutes, du moins sur le papier, suffisaient à leur embarquement.
Les baraques construites par la troupe sur un modèle unique – planches ou briques recouvertes de joncs – avaient été élevées en arrière de la ligne des dunes. Les officiers, à l'exception des officiers généraux, étaient logés à la même enseigne que les simples soldats.
Bonaparte avait d'abord décidé, dans un élan égalitaire, que les grosses épaulettes coucheraient également dans les dunes. Mais par mesure d'économie – ils auraient eu droit à des baraques plus spacieuses et plus confortables –, il les avait finalement autorisés à coucher chez l'habitant.

 

 

 Un état sanitaire déplorable dans des installations insuffisantes

 

En dépit de l'ingéniosité de leurs occupants et des travaux de drainage et de surélévation, les baraquements n'offraient pas un abri salubre pendant la mauvaise saison. Les côtes de Flandre, dégoûtantes d'humidité de septembre à mars, étaient réputées pour la malignité de leurs fièvres d'automne. Les ravages prirent de telles proportions que le Premier consul s'en inquiétait fréquemment. Que le camp de Bruges ait été dépourvu d'hôpital militaire au seuil du premier hiver, cela peut se comprendre. Mais que dire lorsqu'il y a manque sur un article aussi modeste que les couvertures ? Sur 8 000 promises, 320 seulement sont livrées à la date annoncée.
Davout puise dans sa bourse personnelle de quoi donner sabots et chaussettes de laine aux unités les plus démunies. Il bataille, par courrier, avec Bonaparte pour faire donner à Chambon les fonds qui permettront d'installer les hôpitaux à Bruges, Ostende et Gand. C'est une question d'humanité. Mais c'est aussi une question de discipline. Une partie des malades envoyés à Lille désertaient à leur guérison. Il obtient l'autorisation de faire des distributions extraordinaires de paille et de vin pendant la mauvaise saison. Malgré le vin, remède universel aux maux du troupier, il est obligé en octobre 1804, devant la violence des fièvres, de dégarnir les côtes et de replier une partie des troupes d'Ostende en « quartiers de rafraîchissement » dans l'arrière-pays. En mars suivant, la totalité des effectifs des première et deuxième divisions se trouvant sur le flanc, il en vient à demander l'autorisation de leur faire rallier Dunkerque dont la position est plus salubre. Il écrit à Berthier, à l'occasion d'une longue lettre du 6 mars 1805 consacrée à l'état sanitaire du camp de Bruges : « La perte effective des morts depuis le début de l'automne s'est élevée à environ 700 hommes. Quelque considérable que soit ce nombre, il l'est peu en comparaison de ce que l'expérience devait faire supposer et en raison de la grande quantité de malades qu'a eue l'armée ». Et de citer l'exemple d'armées anglaises qui ont perdu en Flandre le sixième de leurs effectifs. Que l'on se souvienne que c'est la maladie qui vint à bout de l'expédition anglaise de Walcheren en 1809. À la veille du mouvement sur Boulogne, il faudra, sur les états officiels, défalquer 1 800 malades et malingres hors d'état d'entrer en campagne sur les 8 000 hommes de la première division, 1 600 sur les 8 600 de la seconde, et (seulement !) 550 sur les 6 800 de la troisième, celle qui était cantonnée à Dunkerque.
De tels chiffres, et en temps de paix, nous scandaliseraient aujourd'hui. Ils doivent nous faire sentir combien le couple vie/mort était ressenti différemment par nos aïeux. La vie était alors beaucoup plus précaire que de nos jours, et acceptée comme telle. L'existence de l'homme, constamment menacée par la maladie, la sous-alimentation et une médecine rudimentaire, était brève et hasardeuse. Nos pères affichaient devant la douleur et la mort une résignation que nous n'acceptons plus. Les hécatombes des batailles, et plus encore celles des lendemains de batailles, nous révoltent. Elles s'inscrivaient dans le cycle normal des calamités, comme les épidémies, les cataclysmes naturels, les hivers rigoureux, les mauvaises récoltes ou la mort du dernier-né.
L'égalité sociale y trouvait son compte. Que l'on songe que Davout eut huit enfants, dont quatre décédèrent en bas âge, que ses deux premiers-nés moururent à l'âge de quelques jours pendant le temps de son commandement à Bruges, et qu'il ne put, étant trop pris par ses tâches, se rendre auprès de sa femme pour le décès d'aucun des deux.
Si l'état sanitaire du camp de Bruges connut des moments critiques, la situation était néanmoins satisfaisante sous le rapport de la nourriture et du vin. Sauf pour les fourrages, les services étaient correctement assurés. Convient-il encore de préciser qu'ils l'étaient parfois à coup de réquisitions, Chambon ne recevant pas toujours en temps utile les fonds pour passer les marchés. La solde était à jour. Au plus fort de l'épidémie, la discipline et l'instruction furent maintenues sans défaillance et d'ailleurs sans difficulté.

 

 

 Le souci de l'instruction

 

Tenir une troupe, c'est d'abord lui donner de l'occupation. On n'en manquait pas. L'instruction, de l'école du soldat à l'école régimentaire, occupait une partie de l'emploi du temps. Sur demande des colonels, des gratifications furent versées aux officiers et sous-officiers qui se distinguaient par leur zèle d'instructeurs et les résultats de leurs recrues. Outre l'aspect technique de cette instruction, détaillée dans l'ordonnance du 1er août 1791 sur l'exercice et les manoeuvres de l'infanterie, on soulignera la méthode selon laquelle elle était dispensée : une méthode raisonnée, et non une méthode mécanique. La révolution a fait sur ce plan-là une oeuvre novatrice en Europe et dont l'esprit est parfaitement défini dans un Essai sur l'Ordonnance écrit en 1815 par le futur maréchal Bugeaud, alors colonel du 14e de ligne : « Les chefs de bataillon en les [i.e. les recrues] instruisant, doivent souvent raisonner avec eux. Pour se mieux faire entendre on fait faire demi-tour à toutes les faces et l'on explique clairement les avantages de la formation dont on a démontré les principes. Par cette manière d'instruire, les soldats cessent d'être des machines. Ils s'identifient avec nos idées. Ils sentent la bonté de leur ordre et sont infiniment plus confiants, plus fermes et plus intelligents quand une circonstance de guerre offre l'occasion de faire usage de ce qu'ils ont appris pendant la paix. Raisonnons beaucoup avec le soldat français ». Raisonnons beaucoup avec le soldat français. Bugeaud aussi avait dû lire le prophète Guibert qui, trente ans avant le camp de Boulogne, écrivait : « En général on ne raisonne pas assez avec le soldat, et surtout avec le soldat français, que son intelligence met à la portée de comprendre beaucoup de choses. Cependant la fermeté d'une troupe augmenterait en raison de ce que chaque individu serait plus persuadé de la bonté de l'ordonnance et de la disposition dans laquelle il est rangé ». Deux ans plus tard, Auerstaedt sera le triomphe du soldat français raisonneur sur le soldat mécanique prussien.
La correspondance militaire ou civile de Davout de cette époque ne fait pas état de l'instruction scolaire des recrues. Il est néanmoins certain que les premiers rudiments du calcul et de l'écriture leur étaient dispensés par les officiers les plus instruits. Cela entrait dans le credo des cadres militaires, fortement imprégnés des idées nouvelles, credo résumé dans le célèbre aphorisme de Danton rapprochant le pain de l'instruction. Nous avons des témoignages – que nous citerons en leur temps – sur l'instruction scolaire dans les camps de l'armée française en Allemagne entre 1810 et 1812. Nous avons aussi le témoignage d'un connaisseur, l'influent ministre de la Culture du duché de Weimar et patron de l'université d'Iéna, Goethe, notant dans ses papiers intimes relatifs à l'année 1806 : « Un digne ecclésiastique arrivé de Bavière nous parla avec détail d'une institution pédagogique établie dans l'armée française. Les officiers et sous-officier tenaient le dimanche une sorte d'école pour enseigner au soldat ses devoirs et lui donner l'instruction dont il avait besoin dans sa condition. On voyait que l'intention était de former des hommes habiles et sages, qui eussent confiance en eux-mêmes ». Et cette conclusion d'un humour très goethéen : « Il fallait en conclure que le grand esprit qui était à leur tête ne cessait pas de les dominer tous, et n'avait rien à craindre des raisonneurs » (2)

 

 

 Exercices et surveillances

 

Les exercices particuliers à la future campagne d'Angleterre occupaient l'autre partie du temps disponible: exercices d'embarquement et de débarquement, école de rame et du canon embarqué, et pour les plus hardis, exercices de natation (Guibert souhaitait que les soldats puissent passer les fleuves à la nage). Des travaux furent entrepris dans les ports pour faciliter l'accostage et le chargement des flottilles, les quais furent élargis et prolongés, les fonds drainés pour améliorer le tirant d'eau des ports de Nieuport et Ostende. Les soldats y donnèrent la main aux ouvriers, ne quittant le fusil que pour prendre la pioche. « Il y a eu des remuements de terre considérables qui n'ont rien coûté à l'État ». Ainsi Davout flattait-il le sens de l'économie du Premier Consul ! De temps à autre, un combat contre l'Anglais donnait aux conscrits l'habitude du feu et, pour peu que l'avantage leur restât, chauffait leur enthousiasme.
Il est d'autres circonstances pour tenir la troupe en haleine et lui faire sentir qu'on est en guerre même si quelquefois il n'y paraît pas. L'espionnage préoccupe Davout, surtout après la découverte du complot Cadoudal qui a révélé l'existence de filières organisées de la côte normande à Paris. Les Flamands et leurs voisins hollandais ne font pas toujours leur la politique française. Parmi eux l'Angleterre peut trouver des complicités et des renseignements. « Je viens de découvrir un homme très riche de ces pays-ci qui commissionnait deux individus d'Ostende pour aller entre autres donner de l'argent à tous les prisonniers anglais que nos convois amène d'Ostende. J'espère sous huit ou dix jours en savoir davantage et avoir appris les preuves de conviction nécessaires pour démasquer, suivant toutes les apparences, le chef de l'agence anglaise dans ces contrées » (à Bonaparte, le 1er janvier 1804). Par un homme qu'il a envoyé en Angleterre avec l'approbation du Premier consul, Davout apprend que la correspondance clandestine est envoyée sous enveloppes apparemment libellées au nom de commerçant relevant de puissances neutres.
Si on l'autorisait à créer un cabinet noir chargé de lire le courrier des banquiers et des consuls, il recueillerait certainement des renseignements utiles. Ses espions, qui gagnent Londres à partir des villes hanséatiques, lui en fournissent également, noyés bien entendu dans un fatras sans intérêt qu'il n'est pas à même de démêler. C'est là le travail de la police de Paris. Fouché n'ayant pas encore été rappelé au ministère, Regnier est-il à la hauteur de sa tâche ? Ses services s'intéressent-ils à l'information que dans les tout premiers jours de janvier 1804 Davout a fait passer au Premier consul ? « Il [l'informateur] assure avait entendu dire dans un café à Londres par des émigrés français, entre autres par un nommé Caraman, que Georges était parti pour Jersey et Guernesey d'où il devait être jeté sur nous côtes avec quelques bandits ». Or, si Cadoudal se terre déjà à Paris depuis quatre mois, l'information précède de quelques jours seulement le débarquement de Pichegru à Biville.
Voici qui est moins important et plus expéditif. Le 13 novembre 1803, à 2 heures de l'après-midi, un homme, un nommé Bülow, est arrêté dans le camp d'Ostende. Il a, tout en flânant, posé aux simples soldats des questions, prenant des notes jusqu'à ce que le lieutenant-colonel de semaine le fasse arrêter. On l'a trouvé porteur d'une somme de 500 louis, d'une épée et d'une paire de pistolets de fabrication anglaise. C'était suffisant pour qu'il soit convaincu d'espionnage. Ses pistolets le condamnèrent. « Cette conviction que j'ai et que me donne plus encore le caractère de cet homme, me le fera traiter comme un espion et il en subira le sort dans les cinq jours si je n'ai pas un contrordre de vous » (Davout à Bonaparte, le 29 novembre). Bonaparte ayant acquiescé à la proposition de Davout, l'homme fut fusillé sur le front des troupes et en présence d'une grande partie de la population d'Ostende.

 

 

 Des distractions quand même

 

Pour le troupier, qui ne connaît pas les permissions, le délassement est dans le camp lui-même : jardinage dont les produits améliorent l'ordinaire, embellissement des baraques, décoration de l'environnement (les pyramides de buissons taillés et les statues abondent) ; les camps sont quadrillés de rues auxquelles on donne le nom de héros de la Révolution et de la jeune armée de la République. On forme des chorales et des troupes théâtrales. On organise des courses de chars à voile –comme de nos jours – sur les vastes plages de la mer du Nord. Les civils sont admis à visiter les camps, sous stricte surveillance toutefois par crainte de l'espionnage anglais.
Le Moniteur officiel du 26 août 1804 cite in extenso un long article du Journal de Paris qui décrit le camp de Bruges avec les détails et l'enthousiasme d'un dépliant touristique contemporain ! Tout cela cependant, même la guinguette de la cantinière, les jeux d'argent couramment pratiqués bien que strictement interdits, ou la fille culbutée dans les ajoncs devient, au bout de deux ans, monotone. Les sorties en ville manquent d'attrait étant donné la pléthore des uniformes et la rude police qui veille à la tranquillité publique. La visite de l'épouse d'un officier général est prétexte à un effort de présentation des hommes et des locaux, payé de retour par la bouffée d'air français, voire parisien, qu'elle apporte. La reine Hortense a dépeint avec émotion et malice les grenadiers rougissant qui vinrent lui chanter « avec la timidité des jeunes filles » quelques couplets de circonstance alors qu'elle déjeunait sous la tente en compagnie de l'état-major de Davout : « Traverser le détroit. Ce n'est pas la mer à boire ».
Au fond, les grandes distractions, celles qui ne tournent pas à la routine, c'est à la grande politique que la troupe les doit. Les tournées d'inspection de Bonaparte lui donnent l'occasion de découvrir le visage de celui dont toute l'Europe connaît le nom. Nous nous imaginons que ce visage était universellement connu parce qu'il l'est de nos jours. C'est une erreur. La grande majorité des Français, pour ne pas parler des étrangers, n'ont jamais, de son vivant, vu le célèbre profil ailleurs que sur les pièces de monnaie. Aussi, quelle date à jamais mémorable dans la vie d'un conscrit du 51e de ligne que celle du 10 juillet 1803 (Davout n'est pas encore en poste), jour où le Premier consul fait manoeuvrer en personne les régiments sur la plage d'Ostende !
Bonaparte visita deux fois le camp de Bruges : du 10 au 14 juillet 1803, et du 11 au 15 août 1804. Cette seconde tournée, qui se situait au lendemain de la création de l'Empire et à la veille de la distribution des Légions d'honneur de Boulogne, se déroula dans une atmosphère particulièrement enthousiaste.

 

Extrait de Le maréchal Davout publié par Pierre Charrier chez Nouveau Monde Editions / Fondation Napoléon.

 

Revue : Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro : 459
Mois : juillet-août
Année : 2005
Pages : 33-37

 

 

(1)    « La France est la nation la plus belliqueuse, mais non la plus militaire » est un aphorisme fréquent dans la bouche de Davout. Le général Auguste Colbert, qui revint d'Égypte sur le même bateau que lui est sans doute le premier à l'avoir retenu (Mémoires, Paris, 1863, t. II, p. 205). À rapprocher du mot de Stendhal : « Le courage français est une transformation de la vanité ». Guibert avait beaucoup insisté sur l'instruction du soldat – et des officiers – qu'il jugeait être, en son temps, en dessous du médiocre : « Une misérable routine ». Il déplorait ce qu'il appelait « les camps de parade », prônait « la nécessité de rassembler les armées en temps de paix dans des camps destinés à être les écoles de la grade tactique... Il y aurait dans un système d'éducation pareil une instruction progressive et relative à tous les grades ; car où le soldat apprendrait les devoirs de soldat, l'officier subalterne apprendrait à conduire sa troupe, le capitaine sa compagnie, le colonel son régiment, l'officier général son armée » (Écrits militaires, op. cit., page 106). Le camp de Boulogne eût comblé les voeux de Guibert.

(2) Goethe, Ecrits autobiographiques, Paris, 2001, p. 198