(Article
de Paul GANIÈRE )
Dans
l'après-midi du 15 septembre 1812, après avoir pris possession de ses
appartements du Kremlin Napoléon monte à cheval et fait le tour de l'ancienne
forteresse des Tsars, admirant au passage les palais, les sanctuaires,
l'arsenal, les dépôts, les casernements bâtis à l'abri de ses murailles
crénelées. Au loin, on aperçoit quelques volutes de fumée s'élevant vers le
ciel. Ses compagnons le rassurent : il ne s'agit, selon eux, de rien de grave,
simplement de quelques foyers que des imprudents ont allumés et que la troupe
n'aura guère de mal à circonscrire.
Fatigué par cette longue journée et souffrant toujours de son rhume l'Empereur
se couche de bonne heure. La nuit, le ciel s'illumine d'une sinistre couleur
rouge. Dans tous les quartiers de la ville, des maisons s'enflamment, des
palais flambent, des immeubles construits en bois pour la plupart,
s'effondrent. À quatre heures du matin, la moitié de la ville est en feu et
l'incendie, attisé par un vent qui souffle en tempête, continue à se propager.
Napoléon est réveillé par la lumière éclatante qui éclaire sa chambre. Il se
lève, s'approche des fenêtres et constate l'étendue du sinistre. A cet instant,
son valet de chambre pénètre dans la pièce. Ses officiers arrivés peu après,
lui annoncent qu'une des tours du Kremlin est en feu, que des flammèches
tombent déjà à l'intérieur de l'enceinte. Ils précisent que la troupe est
débordée, que toutes les pompes à incendie de la ville ont été emmenées ou
mises hors de service, que des criminels ont été libérés des prisons et se
livrent aux pires sévices, que des hordes de pillards sont partout à l'ouvrage.
Napoléon est stupéfait : "Cela dépasse tout : c'est une guerre
d'extermination, c'est une tactique horrible, sans précédent dans l'histoire de
la civilisation ...
Brûler
ses propres villes !... Le démon inspire ces gens ... Des barbares ... Quelle
résolution farouche, quelle audace", laisse t-il tomber d'une voix sourde
en s'adressant plus particulièrement à Caulaincourt dont il connaît les
sympathies pour le peuple russe.
Puis, faisant allusion à la politique de la terre brûlée, instaurée par les
anciennes populations du Caucase et de la Russie méridionale pour décourager
les envahisseurs d'occuper leurs territoires, il ajoute : "Quel peuple !
Des Scythes, ce sont des Scythes !"
La matinée du 16 septembre se passe dans l'angoisse. Napoléon monte au sommet
de la plus haute tour du Kremlin édifiée au XVIe siècle par Ivan III le Grand
et d'où l'on jouit d'une vue très étendue sur l'agglomération moscovite afin de
se rendre compte de l'ampleur du sinistre, puis se rend à l'arsenal dont
l'explosion constituerait une véritable catastrophe et que les soldats
s'efforcent de protéger. Le temps passe et la situation s'aggrave d'heure en
heure. Les membres de son entourage, de plus en plus inquiets, et, au premier
chef, le prince Eugène et le maréchal Berthier prétendent que les Russes ont
organisé l'incendie dans le but d'encercler le palais dans les flammes et de
l'y faire périr. Il faut donc s'en éloigner au plus vite et gagner le palais
Petrovski (aujourd'hui occupé par l'Académie des cosmonautes), vaste demeure
entourée de bois et de terrains vagues située à deux lieues du Kremlin sur la
route de Saint-Pétersbourg où les souverains russes avaient l'habitude de
passer la nuit avant de faire leur entrée solennelle dans l'ancienne capitale.
L'Empereur hésite. Il n'est pas venu à Moscou et ne s'est pas installé au
Kremlin pour en être chassé aussitôt. Son départ serait interprété comme une
fuite et aurait les plus regrettables conséquences sur le moral de l'armée.
Pourtant, devant la montée du danger, il finit par s'y résigner. Vers quatre
heures de l'après-midi, accompagné des membres de son état major, il se dirige
vers la porte ouvrant sur la Place Rouge, mais les flammes rendent déjà toute
sortie hasardeuse. Ses compagnons découvrent enfin une poterne ouvrant sur le
quai de la Moskowa et ordonnent qu'y soient amenés des chevaux. Napoléon et ses
officiers la franchissent mais une épaisse fumée à laquelle se mêlent des
cendres transportées par le vent ralentit leur progression. Guidés et encadrés
par un peloton de la Garde, ils finissent cependant par trouver la bonne
direction. Ils avancent, dira un témoin, "sur une terre de feu. sous un
ciel de feu, entre deux murs de feu".
Vers 7 heures et demi, l'Empereur arrive enfin au palais Petrovski. Il va y
demeurer trois jours au cours desquels l'incendie continue à faire rage. C'est
pendant ce séjour qu'on lui apporte une pancarte découverte devant les restes
de la résidence que le général Rostopchine, gouverneur de Moscou, possédait aux
environs de la ville. Elle est rédigée en français : "J'ai embelli pendant
huit ans cette campagne et j'y vivais heureux au sein de ma famille. Les
habitants de cette terre au nombre de 1720 la quittent à votre approche et moi,
je mets le feu de ma propre volonté à ma maison pour qu'elle ne soit pas
souillée par votre présence. Français, je vous ai abandonné mes deux maisons de
Moscou. avec un ameublement valant un demi-million de roubles. Ici, vous ne
trouverez que des cendres".
L'Empereur est consterné. Il mesure à cette lecture combien est profonde la
haine que lui portent les Russes et combien il sera difficile, après une telle
tragédie, de conclure la paix.
"
Tout ceci, reconnaît-il, laisse présager de grands malheurs ".
Le
18 septembre. le feu s'apaise enfin. Il est vrai que les deux tiers de la ville
sont détruits, mais le Kremlin a pu être sauvé. Dans la soirée Napoléon décide
donc de s'y installer à nouveau. Il parcourt les rues en ruines jonchées de
débris de toute sorte, parmi lesquels on devine des cadavres à demi-calcinés.
De temps à autres, on aperçoit des pillards qui s'enfuient, croulant sous le
poids de leur butin :
"Est-ce
là, s'exclame-t-il, tout ce qui reste de la Grande Moscou ?"
Le
soir même, il écrit à l'impératrice Marie-Louise : "... C' est le
gouverneur et les Russes qui, de rage d'être vaincus ont mis le feu à cette
ville. Deux cent mille bons habitants sont au désespoir, dans la rue et la
misère. Il reste cependant assez pour l'armée et l'armée a trouvé bien des
richesses de toutes espèces, car dans ce désordre, tout est au pillage. Cette
perte est immense pour la Russie son commerce en sentira une grande secousse.
Ces misérables avaient poussé la précaution jusqu'à enlever et détruire les
pompes...".
Les termes de cette lettre méritent d'être soigneusement étudiés. D'une part,
parce que Napoléon se dit persuadé que le général Rostopchine fut le véritable
instigateur du sinistre qui vient de dévaster l'antique cité des Tsars. Certes,
le fait d'avoir emmené ou rendu inutilisables les pompes à incendies plaide en
faveur de cette thèse. Mais, dans l'avenir, l'ancien gouverneur de Moscou se
défendra avec acharnement d'avoir été le seul coupable et accusera les Français
" en visitant de nuit les maisons à la lumière de bouts de chandelle, de
torches ou de fagots, en entretenant, au milieu des cours, des bûchers allumés
pour se chauffer ", d'avoir largement contribué à la propagation de
l'incendie. Comme on le voit, il est bien difficile de se montrer aussi
affirmatif que le fut l'Empereur et de déterminer avec précision la part de
responsabilité qui revient dans cette affaire à chacun des protagonistes.
Napoléon laisse ensuite entendre que les richesses découvertes dans les
décombres sont suffisantes pour assurer pendant longtemps l'approvisionnement
de l'armée. Il tenait ainsi, par l'intermédiaire de cette lettre, à rassurer
ses compatriotes en dépeignant la situation sous un jour manifestement trop
favorable, de nombreux dépôts de vivres ayant été détruits par le feu ou
ravagés par les maraudeurs. La preuve en est qu'il avait ordonné, dès que la
situation le lui avait permis, de dresser un inventaire complet des ressources
dont il pouvait disposer et pris des mesures draconiennes pour tenter de
rétablir la discipline, notamment l'exécution immédiate de tous les pillards,
quelle que soit leur nationalité, surpris en flagrant délit.
Dans un souci d'apaisement, il va également s'efforcer de faire renaître à la
vie la malheureuse cité. Dans une proclamation affichée sur les murs des
principaux édifices restés debout, le consul de France, Jean-Baptiste de
Lesseps (oncle de Ferdinand de Lesseps qui percera un jour l'isthme de Suez et
tentera de percer celui de Panama) et qui vient d'être nommé intendant de la
province de Moscou, annonce à la population : "Vos malheurs sont cruels
mais Sa Majesté l'Empereur et Roi veut en arrêter le cours ... Des exemples
terribles vous ont montré comment il punit la désobéissance et le crime... Une
administration paternelle constituera votre municipalité. Elle s'occupera de
vous, de vos besoins et de votre bien-être ... Obéissez aux autorités
militaires et civiles et bientôt vos larmes cesseront de couler".
Effectivement
l'Empereur nomme un honorable commerçant maire de Moscou et désigne six
adjoints et trente-deux conseillers pour l'assister dans sa tâche. En même
temps il invite les habitants "à retourner avec confiance dans leurs
demeures ", les artisans " à reprendre leurs divers métiers ",
les paysans " à sortir des bois où la peur les retient " et " à
venir vendre en ville le surplus de leurs provisions et les produits de leurs
terres ".Il ordonne à l'armée "de rendre au culte les églises
transformées en écuries" et aux autorités civiles de faire procéder à la
réouverture des théâtres, restaurants et lieux de plaisir qui n'ont pas disparu
dans les flammes.
La plupart de ces efforts demeureront sans effet. Le nouveau maire de Moscou
proteste hautement de sa ferme décision " de ne rien faire contre la
patrie ni contre le serment qu il a prêté au Tsar " et à la proclamation
de De Lesseps, Rostopchine répond du fond de sa retraite : " Gens des
campagnes, habitants du gouvernement de Moscou, l'ennemi de toute société
humaine, le fléau de Dieu pour nos péchés, le tentateur infernal, le scélérat
français enfin, a pénétré dans Moscou et l'a livrée au fer et aux flammes ...
Détruisez la vermine étrangère et jetez les cadavres en pâture aux loups et aux
corbeaux ... Songez au Tsar : il est l'oint du Seigneur et nous lui avons juré
fidélité ".
Napoléon déclarera un jour devant ses compagnons d'exil à Sainte-Hélène, qu'il
avait songé, au lendemain de ce double désastre que constituait la destruction
de la ville et l'hostilité de ses habitants à se retirer de Moscou et à revenir
à Smolensk. Il avait, disait-il, renoncé à exécuter ce projet parce qu il
espérait l'ouverture prochaine de négociations avec le gouvernement russe et
qu'il lui avait semblé inopportun d'abandonner en un tel moment le gage que
représentait à ses yeux l' ancienne capitale des Tsars. Il était donc resté, mais
reconnaissait que ce faisant, il avait probablement commis une faute.
Tandis que Napoléon rêvait ainsi du retour à la paix, le Tsar continuait à
demeurer silencieux. Il lui fallait donc trouver un messager acceptant de faire
connaître ses intentions à la Cour de Saint-Pétersbourg. Les circonstances
allaient lui en donner l'occasion.
L'Empereur avait à peine réintégré le Kremlin que le conseiller d'Etat
Toutolmine, directeur de l'Hospice des Enfants-Trouvés dans lequel étaient
hébergés un millier de blessés russes, vint remercier le maréchal Mortier de la
protection que lui avaient accordé ses soldats depuis leur entrée dans la
ville.
Averti
de cette démarche, Napoléon avait demandé à le voir.
Toutolmine, après avoir rendu de nouveau hommage aux Français, sollicite de
l'Empereur l'autorisation d'adresser un rapport à l'impératrice douairière
Maria-Fédorovna, protectrice de l'institution qu'il dirige, dans lequel il se
proposait de faire état de l'assistance que lui avaient apporté les troupes
d'occupation.
Non
seulement, Napoléon l'encourage dans ses intentions mais lui demande d'ajouter
de sa part un message d'estime pour la personne du Tsar : " Ecrivez-lui,
précise t-il, que je désire la paix. Je donnerai des ordres pour que la lettre
puisse traverser les avant postes ".
Deux jours plus tard, le 20 septembre, 1'Empereur apprend qu'un riche
aristocrate du nom de Iakolev venait d'être arrêté pour s'être attardé sans
autorisation à Moscou auprès d'un oncle malade. Faisant état des bonnes
relations qu'il avait entretenues autrefois à Paris avec le maréchal Mortier,
il avait demandé non seulement d'être remis en liberté mais aussi un
laissez-passer pour regagner Saint-Pétersbourg où il résidait habituellement.
Napoléon reçoit lui-même le visiteur. Après un long monologue au cours duquel
il répète à plusieurs reprises qu'il n'avait jamais mené une lutte aussi
cruelle, que ses soldats savaient combattre mais ne détruisaient pas les
capitales conquises, il affirme son inébranlable amour de la paix et rappelle que
la guerre présente était dirigée non contre la Russie, mais contre
l'Angleterre. Il ajoute encore que si Alexandre veut vraiment poursuivre les
hostilités, il est prêt pour sa part, à s'incliner, que ses troupes lui
demandent avec insistance de les conduire à Saint-Pétersbourg et que cette
capitale risque alors de partager le sort de Moscou.
Après quelques instants de silence, il dévoile enfin ses batteries : "Vous
chargeriez-vous, demande t-il à son visiteur, de transmettre une lettre au Tsar
? A cette condition, je vous ferais donner un laissez-passer à vous et à toute
votre famille ".
"Sire,
répond Iakolev, j'aurais accepté la proposition de Votre Majesté, mais il m'est
difficile de vous garantir que je réussirai à remplir cette condition".
"Pouvez-vous
me donner votre parole d'honneur que vous ferez tout votre possible pour
remettre personnellement ma lettre ?"
"Sire,
je m'y engage sur l'honneur".
Napoléon
dicte aussitôt une lettre dans laquelle il accuse formellement Rostopchine
d'être le seul responsable de l'incendie de Moscou et se dit persuadé
qu'Alexandre " avec ses principes, son cœur et la justesse de ses idées
"n'aurait jamais pu se rendre complice" de pareils excès indignes
d'un grand souverain et d'une grande nation. Il poursuit : "Je n'ai jamais
fait la guerre à Votre Majesté avec animosité" et termine par cette
formule : "Si Votre Majesté me conserve encore quelques restes de ses
anciens sentiments, Elle prendra en bonne part cette lettre. Toutefois, Elle ne
peut que me savoir gré de lui avoir rendu compte de ce qui se passe à
Moscou".
Ces lignes traduisent une méconnaissance absolue de la psychologie du peuple
russe et de ses dirigeants. En dépit de toutes les mises en garde, il se veut
toujours persuadé que la campagne en cours se réduit à une simple querelle
entre deux souverains qui, après s'être affrontés sur le terrain, pourront de
nouveau se réconcilier. Le sort s'étant prononcé en sa faveur, du moins il
affecte de le croire, il juge donc venu le moment de tendre la main à son adversaire
malheureux. Pas un instant, il ne veut ou ne peut admettre que le peuple russe
dans sa quasi totalité
s'est solidarisé avec son Tsar, que cette guerre est devenue une guerre
nationale et qu'elle ne pourra prendre fin qu'avec le départ de l'envahisseur,
quel que soit le prix a payer.
Ce sentiment largement partagé par les conseillers d'Alexandre, s'était trouvé
encore renforcé par l'annonce de la destruction de Moscou. Certes, il existe
bien à la Cour de Saint-Pétersbourg une poignée de défaitistes, au nombre
desquels figurent fort curieusement l'impératrice douairière, la
grande-duchesse Catherine et le frère aîné du Tsar, le grand-duc Constantin,
qui se disent convaincus que la cause russe est perdue et qu'il vaut mieux,
malgré leur hostilité profonde pour la personne de Napoléon, traiter avec lui
plutôt que de poursuivre une lutte sans espoir. Redoutant une marche de la
Grande Armée en direction de la capitale, des ordres ont même été secrètement
donnés pour que soient évacués, le cas échéant les archives, le trésor impérial
et même la statue équestre de Pierre-le-Grand oeuvre du sculpteur français
Falconet qui orne une des principales place de la ville. Mais, en même temps et
pour donner le change, la vie mondaine continue et les bals, réceptions,
représentations théâtrales se déroulent comme à l'accoutumée.
Sachant pertinemment que la moindre faiblesse pourrait lui coûter son trône,
peut-être même la vie, Alexandre, quant à lui, affiche la plus ferme
résolution. A tous ceux qui le pressent de ne pas céder au mirage d'une paix
conclue dans des conditions aussi humiliantes, il répond. "Soyez assurés
que ma décision de combattre est plus inébranlable que jamais ... Je me
laisserai pousser la barbe jusqu'à la ceinture et j'irai manger des pommes de
terre en Sibérie avec les derniers de mes paysans plutôt que composer avec le
monstre qui fait le malheur du monde entier. Je mets tout mon espoir en Dieu,
dans le caractère merveilleux de notre nation et en ma fermeté dans notre
décision à ne pas nous soumettre au joug".
Il était donc fatal, dans de telles conditions, que le Tsar opposât un silence
méprisant aux ouvertures de l'Empereur. Pourtant ce dernier, ancré dans ses illusions
s'en étonne et, sans oser le reconnaître, commence à s'en inquiéter.
Ses
maréchaux eux-mêmes s'interrogent. Combien de temps va t-on rester dans cette
ville désolée où les vivres ne vont pas tarder à manquer, menacé par les
rigueurs de l'hiver qui peut à tout instant succéder à la douceur de l'automne,
exposé aux attaques des troupes du maréchal Koutousov que l'on sait aux aguets
quelque part au Sud de la capitale et à celles des colonnes de partisans qui
s'enhardissent de plus en plus fréquemment à couper les lignes de
communications avec l'arrière ? A plusieurs reprises, ils ont fait part de leur
impatience, mais l'Empereur, manifestement agacé, a toujours refusé de prendre
en compte leurs récriminations. En attendant des nouvelles de plus en plus
improbables en provenance de Saint-Pétersbourg, il affecte la plus grande
sérénité. Pour donner le change, il travaille, s'occupe des affaires de l'Etat
comme s'il se trouvait aux Tuileries (il signe notamment le nouveau statut de
la Comédie Française), passe ses troupes en revue, visite des cantonnements,
des hôpitaux, des dépôts et des magasins situés à l'intérieur de la ville ou
dans ses proches faubourgs : chaque soir, il assiste ostensiblement à un
spectacle.
Pourtant, il ne cesse de réfléchir à la situation. Le 3 octobre, après une nuit
d'insomnie, il convoque au Kremlin ses chefs de corps et leur expose son plan :
il faut rassembler toutes les troupes disponibles, brûler ce qui reste de
Moscou et, en empruntant la route de Tver (aujourd'hui Kalinin) marcher sur
Saint-Pétersbourg où l'armée du maréchal Macdonald, toujours aux prises avec
les Russes aux abords de Riga, viendra les rejoindre.
Les maréchaux semblent frappés de stupeur et gardent un silence obstiné.
Napoléon insiste : "Quelle gloire et que dira le monde en apprenant que
nous avons conquis en trois mois les deux grandes capitales du Nord !"
Ses interlocuteurs objectent que l'on ne peut raisonnablement entreprendre une
nouvelle campagne à la veille de l'hiver avec une armée diminuée et "les
forces de Koutousov dans le dos". Ils invoquent la fatigue, la disette,
les routes stériles et déserte", l'obstination des Russes. L'un d'eux
murmure même : "Il veut nous faire périr jusqu'au dernier !"
Napoléon
se tait et les congédie.
Quelques
heures plus tard, il demande à Caulaincourt de se rendre auprès du Tsar et de
discuter avec lui des conditions auxquelles on pourrait conclure la paix. Ce
dernier lui répond que cette nouvelle démarche est vouée à l'échec, comme l'ont
été les deux précédentes, et n'aurait pour seul résultat que d'apporter aux
Russes la confirmation des difficultés au milieu desquelles se débattent les
Français.
"Bien,
tranche l'Empereur, j'enverrai Lauriston"
Ce
dernier, après avoir développé les mêmes arguments que Caulaincourt. accepte
pourtant de se rendre auprès du maréchal Koutousov afin de lui demander un
laissez-passer pour Saint-Pétersbourg. Napoléon le remercie et lui communique
ses dernières consignes : "Il me faut la paix, il me la faut absolument,
coûte que coûte, mais sauvez l'honneur"
Lauriston
s'incline et prend sur-le-champ les dispositions nécessaires à
l'accomplissement de sa mission.
Après avoir traversé Moscou au cours de la journée du 14 septembre, les troupes
du maréchal Koutousov s'étaient ostensiblement engagées sur la route de Riazan,
en direction du Sud-Est. Sur l'ordre de l'Empereur, les cavaliers de Murat
s'étaient aussitôt lancés à leurs trousses. Après une brève poursuite, ils les
avaient rejointes et bousculées, mais à leur grande stupéfaction, l'armée
ennemie estimée à 70.000 hommes avait disparu. Pendant plusieurs jours, Murat
avait vainement battu la campagne pour tenter de la retrouver et était
finalement rentré à Moscou pour rendre compte à l'Empereur de son échec.
La raison en était simple. A quelques kilomètres de l'ancienne capitale, le
Russe avait donné l'ordre à ses arrière-gardes de continuer leur marche vers
Riazan tandis que le gros de ses forces obliquait vers le Sud en direction de
Kalouga. Il s'était arrêté à une centaine de kilomètres à peine de Moscou, aux
environs du village de Taroutino, en arrière des rives marécageuses de la
rivière Nara. Une fois de plus, le vieux troupier avait réussi à berner son
impérial adversaire.
Koutousov allait profiter de ce répit pour faire souffler ses hommes, leur
procurer des vivres frais, rassembler des vêtements d'hiver dont il savait
qu'ils auraient bientôt besoin. Surtout il allait organiser cette lutte de
partisans qui devait porter des coups cruels à l'ennemi et saper son moral
En effet, arrivaient chaque jour à Taroutino des centaines, voire des milliers
de paysans, certains ayant abandonné leurs maisons contre la volonté de leurs
maîtres, pour venir se battre contre l'envahisseur. Koutousov, conscient du
rôle important que ces volontaires pouvaient jouer pour l'aider à libérer la
patrie, allait confier au colonel Denys Davidov, un ancien aide de camp du
général Bagration, le soin de veiller à leur équipement et à leur instruction.
Soutenus bientôt par l'arrivée de 26 nouveaux régiments de Cosaques venus de
leurs steppes lointaines pour apporter leur soutien à l'armée régulière, ces
corps auxiliaires vont très rapidement semer la panique dans les rangs des
armées de Napoléon en attaquant les convois, brûlant les ponts difficilement
relevés par les hommes du génie, abattant des arbres sur les routes, exposant
toute colonne partie à la recherche de ravitaillement ou de fourrage dans la
campagne avoisinant la capitale à tomber dans une embuscade.
En apprenant la décision de Koutousov de s'arrêter à Taroutino, Alexandre, mal
renseigné par les rapports fielleux du général Bennigsen dont les relations
avec son supérieur étaient de plus en plus tendues, avait violemment reproché
au commandant en chef son inaction alors que Napoléon se prélassait au Kremlin
et que la route de Saint-Pétersbourg demeurait dangereusement ouverte. Le vieux
maréchal lui avait fait respectueusement remarquer qu'il avait pu ainsi
reconstituer ses effectifs, qu'à la suite des actions de plus en plus
audacieuses des bandes de partisans les Français étaient désormais encerclés et
en quelque sorte prisonniers de leur victoire, qu'il leur interdisait la route
de Kalouga et des riches provinces du Sud au cas où ils tenteraient de
s'échapper dans cette direction et qu'enfin il demeurerait prêt à intervenir
dès que les circonstances lui offrirait une occasion favorable. Le Tsar qui
n'ignorait pas l'immense popularité dont jouissait Koutousov dans les rangs de
l'armée qui ne disposait d'aucun général capable de le remplacer, s'était
incliné.
On en était là lorsque le 4 octobre dans la soirée, le général Lauriston se
présente aux avant-postes et demande à être conduit auprès du commandant en
chef. Aussitôt avertis, tous ceux qui se veulent les plus acharnés à la
poursuite de la guerre et que nous appellerions aujourd'hui les
"faucons" s'agitent. A leur tête se trouve, bien entendu, le général
Bennigsen, auquel se joint le commissaire anglais attaché au quartier général
russe, sir Robert Wilson, et deux beaux-frères du Tsar, le duc de Wurtemberg et
le duc d'Oldenbourg.
Craignant
sans doute que la "décrépitude du maréchal ne le rende plus ou moins
enclin à la conciliation", ils lui rappellent qu'il a reçu l'ordre formel
de ne pas traiter avec l'ennemi et l'invitent, par conséquent, à éconduire
l'importun.
"C'est
moi qui commande l'armée, leur répond-il, et je sais mieux que quiconque ce
qu'exigent les intérêts confiés à ma garde".
Le lendemain matin à 10 heures, Koutousov reçoit le général Lauriston dans
l'isba qui lui sert de quartier général. D'entrée de jeu, il affecte une
politesse exquise et évoque complaisamment les souvenirs que lui avaient laissé
un séjour à Paris accompli quelques années auparavant. Au bout de quelques
instants, le Français estime qu'il est temps d'aborder des problèmes plus
sérieux.
Après avoir présenté au maréchal une première lettre écrite à son intention, il
lui annonce que l'Empereur lui en a confiée une seconde adressée au Tsar devant
être remise en mains propres à son destinataire. Koutousov lui répond qu'il ne
dispose d'aucun pouvoir l'autorisant à lui accorder un laissez-passer lui
permettant de se rendre à Saint-Pétersbourg.
Lauriston ne se laisse pas démonter. A défaut de pouvoir se rendre en personne
dans la capitale russe, il serait désireux que la lettre soit acheminée le plus
rapidement possible et offre même au courrier chargé de cette mission le libre
passage à travers les lignes françaises afin d'abréger sa route. Koutousov
remercie mais fait observer à son visiteur que les Russes connaissent assez
bien leur pays pour savoir quel chemin il leur fallait emprunter. S'approchant
de la fenêtre et montrant la pluie qui, depuis les premières heures de la
matinée, ne cesse d'inonder le paysage, il ajoute qu'il serait inhumain de
faire partir une estafette par un temps aussi exécrable.
Perdant patience, Lauriston en arrive à l'objet essentiel de sa mission. Le
maréchal ne juge t-il pas qu'il est grand temps pour les Russes comme pour les
Français qui, les uns et les autres ont fait preuve depuis le début de la
campagne d'un courage exemplaire et subi de lourdes pertes, de terminer la
guerre ?
"Terminer
la guerre, s'étonne Koutousov ? Mais elle n'est pas encore commencée".
Après
quelques instants de silence, il reprend : "Je serais maudit par la postérité
si l'on me regardait comme le premier moteur d'un accommodement quelconque, car
tel est l'esprit actuel de ma nation ... Les Russes considèrent les Français
comme les Tartares de Gengis Khan.’’
"Il
y a quand même une différence", proteste Lauriston.
"Le
peuple russe n'en voit aucune", réplique Koutousov.
En quelques mots, et toujours sans élever la voix, il fait alors comprendre à
son interlocuteur qu'il est parfaitement informé des difficultés croissantes
que rencontrent chaque jour les Français, des échecs répétés qu'ils viennent
d'essuyer en Espagne, du mécontentement qui ne cesse de grandir en Europe.
Lauriston
voudrait bien reprendre la maîtrise de la conversation. Il se plaint des "traitements
barbares infligés par les paysans russes aux Français qui tombent entre leurs
mains ". Toujours avec la même douceur, Koutousov réplique qu'il "
était impossible de changer la mentalité de gens qui, depuis deux cents ans,
n'avaient pas vu d'envahisseurs".
L'entrevue
dure depuis une demi-heure. Lauriston, comprenant enfin que cet échange de vues
ne peut mener à rien, demande la permission de se retirer et Koutousov annonce
qu'il va le faire accompagner jusqu'aux avant-postes. Le lendemain, le général
est de retour à Moscou et va immédiatement se présenter au Kremlin.
Après avoir entendu son rapport, Napoléon veut encore se bercer d'illusions. Il
reconnaît que Koutousov est un ennemi implacable, mais qu'il est également un
homme d'honneur. Il ne va donc pas manquer de transmettre au Tsar ses offres de
paix et n'ose penser qu'elles puissent être rejetées.
"A
la réception de ma lettre, prédit t-il, on verra Pétersbourg allumer des Feux
de joie !"
Hélas! le temps passe et aucune réponse ne parvient de la capitale russe.
L'Empereur,
qui a enfin compris que l'adversaire n'a aucun désir d'ouvrir des pourparlers
de paix, se pose une fois encore cette obsédante question : Que faire ?
Le secrétaire d'Etat Daru, chargé de l'administration de la Guerre, tente
d'intervenir. Il propose de faire venir des renforts, de transformer Moscou en
camp retranché, d'y passer l'hiver et de déclencher une nouvelle offensive au
printemps. "C'est un conseil de lion, tranche l'Empereur, mais il est
irréalisable car son application consommerait la perte de l'armée".
La seule solution serait évidemment de quitter Moscou avant l'arrivée de la
mauvaise saison et de se replier sur Smolensk, peut-être même sur Vitebsk. Mais
comment s'en aller sans perdre la face ?
"Cela
paraîtrait une fuite ... Cela aurait des répercussions en Europe ... Il ne faut
jamais battre en retraite et reconnaître ses propres erreurs. Cela vous ferait
perdre l'estime", confie t-il aux membres de son entourage.
Il
cherche pourtant une justification à un éventuel abandon de la capitale:
"Moscou
n'est pas une position militaire, c'est une position politique".
Le
général Caulaincourt, toujours prudent, lui conseille de ne pas perdre de temps
: ‘’l'hiver, répète t-il, peut arriver comme une bombe".
"A
commencer par vous, répond l'Empereur, tous ceux qui ont été en Russie m'ont
fait des contes sur le climat ... A Moscou, l'automne est bien plus doux qu'à
Paris ou à Fontainebleau ... Nous aurons encore de beaux jours".
Le 13 octobre, la ville se réveille sous une mince couche de neige qui fondra
d'ailleurs rapidement. Sans l'avouer, Napoléon prend cette première
manifestation de l'hiver comme un avertissement. Pourtant, pendant plus de dix
jours encore, il va hésiter. Des nuits entières, il arpente ses appartements en
proie à une vive agitation. A plusieurs reprises, il prend ses dispositions en
vue d'une prochaine évacuation de la ville, mais au dernier moment, revient sur
sa décision. Cependant, il fait transporter des malades et des blessés à
Mojaïsk, donne des ordres pour que des animaux de boucherie soient acheminés de
Pologne vers Smolensk et que des stocks de vêtements chauds y soient
entreposés. Il fait même descendre à grand renfort d'échafaudages la lourde
croix en fer doré qui surmonte le clocher de la chapelle d'Ivan-le-Grand qu'il
veut ramener à Paris et faire ériger au sommet du dôme des Invalides. Bien
qu'elle se soit brisée au cours de la manœuvre, il en fait charger les morceaux
sur un chariot qui prend lui aussi la direction de Smolensk. Malheureusement,
cette relique, qui était objet d'une véritable vénération de la part des
Moscovites, sera perdue en route et jamais retrouvée.
Dans
l'après-midi du 18 octobre, alors qu'il passe en revue dans la cour du Kremlin
les divisions du maréchal Ney, il perçoit dans le lointain le bruit d'une
canonnade. Dans la soirée, il apprend que les troupes du maréchal Murat fortes
d'une vingtaine de mille hommes et qui se trouvaient depuis plusieurs jours au
contact des Russes aux environs de Taroutino, avaient été brusquement attaquées
par l'ennemi et perdu plus de 2.000 soldats, 36 canons, 50 caissons de
munitions et un drapeau.
Cet événement malheureux revêt aux yeux de Napoléon une importance
considérable. Pour la première fois, en effet, depuis l'entrée des Français
dans Moscou, les Russes venaient de passer à l'offensive et de remporter un
succès. Il en déduit que le maréchal Koutousov (il ignore que l'affaire avait
été montée contre son gré par le général Bennigsen assisté de quelques généraux
particulièrement pressés d'en découdre avec les Français) est parvenu à
reconstituer ses forces et pourrait, s'il s'attardait davantage à Moscou,
réussir à lui barrer la route de Kalouga qu'il compte emprunter pour gagner
Smolensk, de préférence à celle de Mojaïsk qu'il sait dévastée et sans cesse
menacée par les Cosaques.
Aussitôt, sa décision est prise : "il faut laver l'affront de cette
surprise s'écrie t-il, et surtout qu'on ne puisse pas dire qu'un échec nous a
forcés à nous retirer ... Marchons sur Kalouga et malheur à ceux qui se
trouveront sur mon passage !’’
Le 19 octobre à sept heures du matin, par un beau soleil d'automne, les
premiers Français commencent à quitter la ville. De nombreuses unités ont
toujours fière allure, mais beaucoup d'hommes sont mal vêtus, mal chaussés,
bien des chevaux paraissent incapables de soutenir un long effort. Napoléon
constate lui-même que "sa cavalerie et son artillerie se trament plutôt
qu'elles ne marchent". De plus, un nombre incalculable de voitures
chargées de butin entravent considérablement la marche de 1'armée. "Bah,
dit-il, le premier raid de Cosaques et la fatigue auront raison de tout
cela".
A dix heures, il quitte à son tour le Kremlin. Le lendemain et le surlendemain,
le morne défilé se poursuit sans interruption. Le 22 octobre, à 1'heure du
coucher de soleil, près de 100.000 hommes, Français et alliés, ont abandonné la
ville martyre. Seuls sont demeurés sur place les 8.000 hommes du maréchal
Mortier auquel l'Empereur a donné l'ordre de miner le palais et les principaux
édifices publics encore debout et de les faire sauter avant de se retirer.
A l'heure où les derniers Français franchissent la porte de Kalouga, un
Moscovite qui a réussi à tromper leur surveillance, galope dans la nuit et à
travers les fondrières en direction du quartier-général de l'armée russe où il
parvient au début de la matinée du lendemain. Aussitôt introduit auprès du
maréchal Koutousov, il lui annonce la nouvelle.
Le maréchal, assis sur son lit, ne peut en croire ses oreilles :
"Raconte-moi ce que tu sais, mon ami, raconte-moi vite. Napoléon a quitté
Moscou ? As-tu bien vu ? Est-ce vrai ?"
L'homme recommence son récit. Très ému, Koutousov essuie une larme, puis,
tombant à genoux devant l'icône du Sauveur, dit d'une voix étouffée :
"Seigneur, Créateur de toutes choses, enfin tu as écouté mes prières. Dès
cet instant, la Russie est sauvée".
Elle allait l'être en effet.
Pour barrer la route à Napoléon, Koutousov a massé 85.000 fantassins et 35.000
cavaliers derrière la ville de Malo-Iaroslavets située à une cinquantaine de
kilomètres au Nord de Kalouga. La bataille s'engage le 24 octobre. Toute la
journée, les combats sont acharnés. La ville va changer de mains à sept
reprises et reste enfin en possession des forces du maréchal Davout et du
prince Eugène. Dix mille hommes, tués ou blessés, sont tombés au cours de cette
effroyable mêlée, 4.000 Français et Italiens, 6.000 Russes.
Napoléon
va coucher dans une masure délabrée, non loin du champ de bataille : "Cela
devient grave : je bats toujours les Russes, mais cela ne termine rien",
reconnaît-il .
Aux premières heures de la matinée du 25 octobre des éclaireurs lui rapportent
que les forces de Koutousov s'étaient concentrées aux portes de la citadelle.
Aussitôt,
il décide de partir en reconnaissance afin d'apprécier la solidité des
positions ennemies. De ses constatations dépendront sa décision: passer à
l'attaque ou changer de direction et se porter vers Mojaïsk, c'est-à-dire vers
la route par laquelle il est arrivé à Moscou. Il n'ose prononcer le mot de
retraite.
Entouré d'une suite peu nombreuse, il se dirige vers Malo-Iaroslavets en
ruines.
Soudain,
un détachement de cavaliers s'élance aux cris de "Hourrah !",
"Sire, ce sont des Cosaques, retirez-vous’’, hurle le général Rapp.
Parfaitement calme, l'Empereur a déjà porté la main à son épée. Heureusement,
les dragons de la Garde, alertés par le bruit, chargent et dégagent la petite
troupe.
Au cours de la journée, Napoléon poursuit l'inspection du champ de bataille. De
retour à sa cabane, il réfléchit et à dix heures du soir demande à ses
maréchaux de venir le rejoindre. La réunion qui va se tenir présente d'étranges
similitudes avec celle qu'avait présidée le général Koutousov dans l'isba de
Fili le jour où il s'était résigné à abandonner Moscou.
Autour d'une mauvaise table, ont pris place les maréchaux Berthier, Murat,
Bessières, Davout et le prince Eugène. L'Empereur, très abattu, expose la
situation. La discussion s'engage : faut-il livrer une nouvelle bataille pour
tenter d'opérer une percée en direction de Kalouga d'où l'on pourra gagner
Smolensk en traversant une région jusqu'alors épargnée par la guerre, ou se
replier sans combattre sur Mojaïsk et reprendre la route suivie lors de la
marche vers Moscou, plus courte que la précédente mais que l'on sait
transformée en désert et constamment attaquée par des bandes de partisans. La
plupart des participants se disent très impressionnés par la détermination des
Russes et évoquent l'épuisement de l'armée. Sans oser se prononcer trop
ouvertement, tous pensent que la sagesse serait d'éviter un nouvel
affrontement. L'Empereur, qui n'a rien dit, relève la tête et déclare :
"C'est bien, Messieurs, je déciderai".
En réalité, sans oser encore le reconnaître, il est déjà résolu: il ne restera
pas à la portée de Koutousov et reprendra en vaincu la route qu'il avait suivie
en conquérant. Mais, tirant la leçon du raid des Cosaques et en prévision d'un
nouveau coup de main de leur part, il demande à son chirurgien, le docteur
Yvan, de lui procurer un flacon de poison qu'il portera dorénavant toujours sur
lui.
Le 26 octobre, sinistre date de 1'histoire napoléonienne, la retraite commence.
Sur
l'ordre de l'Empereur, ce qui reste de la Grande Armée tourne le dos à
Malo-laroslavets, "ce champ funeste où s'était arrêtée la conquête du
monde", et prend la direction de Borowsk. La colonne s'étire sur de longs
kilomètres. Napoléon, affectant l'indifférence, chevauche en tête entouré de sa
Garde. Les corps de Murat, de Ney et du prince Eugène viennent ensuite. Le
maréchal Davout ferme la marche. D'innombrables chariots tentent de suivre,
chargés de blessés et alourdis d'objets de toute sorte. Les traînards, de plus
en plus nombreux, sont la proie des incursions de Cosaques ou de partisans.
Parmi eux on dénombre des étrangers résidant à Moscou avant le déclenchement de
la campagne, souvent accompagnés de leurs femmes et de leurs enfants quelques
centaines de prisonniers russes qui, considérés comme des bouches inutiles,
seront bientôt massacrés, en représailles, dira t-on, des exécutions commises
par les francs-tireurs.
Le moral de la troupe est bas. On avait espéré pouvoir se ravitailler en route,
mais on traverse une région désolée, dépourvue de toute ressource. De plus, il
commence à faire froid. Le soir le thermomètre descend au-dessous de zéro et
les chutes de neige se font plus fréquentes. La nuit, on entend les hurlements
des loups et des chiens errants.
On
avance pourtant, tant on a hâte d'échapper aux Russes. Le 26 au soir, on entre
à Borowsk. Le lendemain, on repart et on arrive à Wereia où on retrouve le
maréchal Mortier qui a quitté Moscou le 23 après avoir exécuté les ordres de
l'Empereur. On saura par la suite que les mines ont causé des dégâts importants
en divers lieux de la capitale, notamment au Kremlin (murailles effondrées en
plusieurs endroits, palais des Tsars et églises incendiés, clochers lezardés,
arsenal en partie détruit) mais que dans l'ensemble, la pluie ayant mouillé les
mèches, et éteint les flammes, les explosions n'ont pas produit l'effet
destructeur escompté par Napoléon.
Le 28 octobre, on atteint Mojaïsk et on passe devant un ancien monastère
transformé en hôpital où ont été hébergés les blessés et les malades évacués de
Moscou. Certains se sont traînés jusqu'aux abords de la route et supplient
qu'on les emmène. Napoléon se laisse fléchir, mais la plupart de ces malheureux
seront bientôt abandonnés aux détours du chemin.
Le 29 octobre on traverse le champ de bataille de Borodino, toujours jonché de
cadavres et survolé par des nuées de corbeaux. A ce spectacle terrifiant, les
survivants mesurent la vanité de leur sacrifice et l'inutilité de leurs
souffrances. Instinctivement, tous demeurent silencieux et pressent le pas. Le
30, on s'arrête aux environs de Gjiat et le 31 on parvient à Viasma où on va se
reposer une journée. Depuis Malo-Iaroslavets, on a parcouru plus de 100
kilomètres !
Pendant ce temps, que fait Koutousov ? En apprenant la décision des Français de
ne pas chercher le combat, il s'est senti envahi de joie. "Je pourrais
être rempli d'orgueil, écrit-il à sa femme, car je suis le premier devant
lequel Napoléon s'est enfui, mais Dieu punit les présomptueux...".
Le général Bennigsen, soutenu par plusieurs généraux, et bien entendu par le
commissaire britannique, voudrait que l'on se lançât à la poursuite de Napoléon
et que l'on engageât immédiatement la bataille. "Vous ne voulez pas que je
me conduise comme un hussard arrogant", réplique le maréchal.
Son but est tout autre. Il sait que les Français sont perdus. Il veut donc
éviter de les attaquer de front, ce qui lui ferait courir des risques inutiles
et entraînerait sans grand profit la perte de nouvelles vies humaines. Pour
parvenir à ses fins, il est bien décidé à les harceler sans trêve ni répit tout
en maintenant la cohésion de l'armée que lui a confiée la nation afin de se
trouver en mesure, si les événements le lui demandent un jour, de leur porter
un coup fatal. Il sait qu'il sera aidé dans sa tâche non seulement par les
colonnes de partisans de mieux en mieux organisés, mais par les intempéries et
les énormes distances que l'ennemi devra parcourir dans des conditions de plus
en plus hasardeuses. En d'autres termes et selon une image significative, il
compare volontiers Napoléon à un homme tentant de descendre d'une échelle,
tandis qu'à sa droite et à sa gauche, d'autres hommes armés de cognées et de
massues s'efforcent d'en briser les barreaux pour le faire tomber.
"Je
pense, répète t-il inlassablement à tous ceux qui mettent en doute ses
capacités à mener efficacement la lutte contre l'envahisseur, faire beaucoup de
mal à Napoléon par la tactique de poursuite parallèle. Je peux ainsi lui couper
la route au moment choisi par moi et empêcher son armée de pénétrer dans les
provinces épargnées".
En adoptant cette méthode, Koutousov peut-il ignorer qu'il sera en butte à
l'impatience et aux critiques de la plupart des membres de son état-major, des
ministres, des plus hauts personnages de la Cour et du Tsar en personne ?
Certainement pas, mais il semble bien qu'il n'en ait cure. Il se sent
responsable devant Dieu et devant l'Histoire de la conduite des opérations et
de la vie de ses hommes. On lui a demandé de libérer le territoire national :
il le libérera sans se détourner de la voie qu'il a choisie, laissant à la postérité
et à elle seule le soin de le juger.
Le
commissaire britannique, sir Robert Wilson, est particulièrement furieux.
"L'inactivité du maréchal, sa lenteur, sa prudence exagérée, son manque de
décision ont plongé les troupes de Votre Majesté dans un désarroi complet,
écrit-il au Tsar. Son âge, sa défiance physique peuvent jusqu'à un certain
point lui servir d'excuse mais le rendent incapable d'occuper son poste".
Koutousov, qui n'ignore rien de ces manœuvres n'en demeure pas moins fidèle à
sa stratégie. Dès qu'il connaît avec certitude la direction prise par
l'adversaire, il ordonne donc au général Miloradovitch de le suivre sur son
flanc gauche et aux Cosaques du général Platov de se porter sur son flanc
droit. Lui-même et le gros de l'armée se contenteront de marcher sur les talons
des fuyards. Il prévoit que l'étau pourrait se refermer sur eux aux environs de
Viasma.
Effectivement, le 2 novembre le choc a lieu à la sortie de la ville, peu après
que les troupes de Napoléon aient repris leur marche en direction de Smolensk.
Le corps du prince Eugène, surpris par les Russes, est sur le point de
succomber lorsque les forces du maréchal Davout, puis celles du maréchal Ney se
portent à son secours. Les assaillants sont obligés de lâcher prise, laissant sur
le terrain une partie de leur artillerie. En vain, Miloradovitch fait-il appel
à Koutousov qui se trouve non loin de là et dont l'intervention lui aurait
peut-être permis d'anéantir l'armée adverse. Mais le maréchal refuse de
s'engager dans un combat qu'il estime mal engagé. En conséquence, il ordonne de
rompre le contact et de continuer " à côtoyer l'ennemi ". La route
est donc libre devant les Français qui ont perdu dans l'affaire près de 4.000
tués ou blessés.
La marche reprend, de plus en plus pénible. Le maréchal Davout, dont les forces
ont été très éprouvés par les récents combats, cède la place à l'arrière garde
au maréchal Ney. C'est donc lui qui va devoir faire face aux cavaliers de
Miloradovitch qui le serrent de près. Les escarmouches seront fréquentes et le
maréchal sera souvent obligé de donner l'exemple du courage et de combattre
comme un simple troupier.
Le 3 novembre, la neige tombe en abondance et l'armée est obligée de ralentir
son allure. Les Cosaques du général Platov en profitent pour lui enlever plus
de 400 chevaux et de nombreux fourgons. Dans la nuit du 4 au 5 le thermomètre
descend brusquement à moins douze degrés. Les hommes, transis de froid et
torturés par la faim, se traînent avec peine. Les chevaux, mal ferrés, nourris
avec des écorces et de la paille pourrie, glissent sur le verglas, tombent par
centaines et ne peuvent se relever. Ils sont aussitôt dépecés et mangés. La
route est ainsi jalonnée de pièces d'artillerie abandonnées, de véhicules de
toutes sortes renversés, et surtout de cadavres.
Le 8 novembre, les premières unités françaises pénètrent dans Smolensk. Le 9,
Napoléon fait à son tour son entrée dans la ville, suivi les jours suivants par
l'ensemble de ses troupes. Sur les 100.000 hommes partis de Moscou quinze jours
plus tôt, il n'en reste guère plus de 40.000 en état de porter des armes. La
cavalerie est tellement éprouvée que la plupart des officiers ont renoncé à
leurs montures pour permettre aux artilleurs de conserver les quelques 200
canons qui leur restent encore.
Napoléon avait nourri l'espoir que l'armée pourrait se reposer à Smolensk et
mettre à profit ce répit pour rallier les 30 à 40.000 traînards de toutes
nationalités qui s'étaient égaillés le long de la route. A cet effet, il avait,
depuis son départ de Moscou, multiplié les recommandations afin qu'y soient
accumulées des réserves de vivres et aménagé des cantonnements. C'était oublier
que la ville avait été en grande partie détruite lors de son premier passage et
que les convois venant de l'arrière étaient sans cesse dispersés par des bandes
de partisans.
Aussi sa déception est-elle immense et n'a d'égale que sa fureur lorsqu'il
découvre que les magasins ne disposent d'approvisionnements que pour une
dizaine de jours, qu'aucun quartier d'hiver n'a été préparé et, qu'à défaut
d'hôpitaux, il faut laisser dans les rues, sur les charrettes qui les ont
amenés, les blessés et les malades. De plus, le désordre et le pillage prennent
de telles proportions qu'il est impossible d'instaurer un semblant de discipline.
Toute les tentatives pour ramener un peu d'ordre s'avèrent inopérantes. Aussi,
après avoir fait prélever la part qui doit revenir à la Garde qui demeure
l'objet de toutes ses attentions, Napoléon décide que les distributeurs ne
pourront accorder des rations de vivres qu'aux chefs de corps pouvant justifier
de l'importance de leurs effectifs et d'interdire l'accès de la ville à la
masse des malheureux ne pouvant faire la preuve de leur appartenance à une
unité bien déterminée.
Tandis que l'Empereur espère encore pouvoir prolonger son séjour à Smolensk,
l'horizon s'est considérablement assombri. Au Nord-Ouest, les forces du général
von Wittgenstein ont bousculé celles du maréchal Oudinot qui occupaient la
ville de Polotsk et se sont déjà emparées de Vitebsk, tandis que plus au Sud,
l'armée de l'amiral Tchitchakov progresse en direction de Minsk. Un simple
regard sur une carte permet de mesurer le danger. Pour gagner la lointaine
Vilna, la Grande Armée p; ou du moins ce qu'il en reste p; est donc obligée d'emprunter
non plus la route suivie à l'aller, mais celle d'Orcha et de Borissov où elle
devra franchir la Bérézina, un affluent de la rive droite du Dniepr, avant que
Wittgenstein et Tchitchakov aient pu réaliser leur jonction.
Il faut donc partir au plus vite, d'autant plus que les forces du général
Platov, poursuivant leur "marche parallèle" continuent à progresser
et que celles du maréchal Koutousov, après avoir encerclé et détruit à Yelnia
la brigade du général Baraguay d'Hilliers, se dirigent vers Krasnoië, situé à
mi-chemin entre Smolensk et Orcha. Pour protéger son flanc droit, l'Empereur
ordonne au maréchal Victor de se porter au secours du maréchal Oudinot et, sans
plus tarder prend ses dispositions pour reprendre la route.
Il quitte la ville le 14 novembre. Derrière la Garde, marchent les forces du
prince Eugène suivies de celles du maréchal Davout. En queue de colonne, le
maréchal Ney est chargé de protéger l'armée contre les harcèlements des Russes.
Le 18, les avant-gardes approchent de Krasnoië. Koutousov qui a pris position
au Sud de la ville, se refuse toujours à un engagement général, mais, après le
passage de la Garde, lance le corps du général Miloradovitch, soit 20.000
hommes, à l'attaque des unités du prince Eugène fortes de 6.000 hommes
seulement. Au terme d'un premier assaut, les Russes l'invitent à capituler.
Eugène refuse et la bataille s'engage à nouveau. Après avoir subi de lourdes
pertes, le prince pénètre enfin dans Krasnoië en flammes tandis que le maréchal
Davout, profitant de la confusion générale, réussit lui aussi à passer.
Par contre, les 10.000 hommes du maréchal Ney qui, conformément aux ordres de
l'Empereur, n'ont quitté Smolensk que la veille, vont se heurter à l'ensemble
des forces ennemies qui veulent leur barrer la route. Un combat désespéré
s'engage sur les pentes du ravin de Lasmina, aux abords même de Krasnoië. Tout
comme le prince Eugène, Ney refuse de se rendre et combat à la tête de ses
hommes, un fusil à la main. Lorsque la nuit tombe, il résiste toujours. Les Russes,
se croyant assurés du succès, commettent alors l'imprudence de relâcher leur
effort. Le maréchal, laissant ses feux de bivouac allumés, va profiter de
l'obscurité pour s'échapper vers le Nord à travers la forêt, franchir à gué le
Dniepr à peine gelé et, au terme d'une lutte épique de trois jours et de trois
nuits contre le froid et les Cosaques de Platov parviendront enfin avec un
millier d'hommes seulement à rejoindre l'armée aux environs de Orcha. Napoléon,
qui l'avait cru perdu, l'accueille avec effusion et, sur sa demande, lui confie
à nouveau le commandement de l'arrière-garde.
Une fois encore, en apprenant que le maréchal Koutousov a laissé échapper
l'occasion de détruire les forces adverses, le Tsar entre dans une violente
colère : "Je vois avec regret, lui écrit-il, que l'espoir de soulager la
tristesse générale causée par la perte de Moscou en barrant à l'ennemi la route
du retour est totalement perdu. Votre inaction incompréhensible anéantit tous
les avantages de notre situation".
Pourtant, malgré le succès apparent que viennent de remporter ses armes, la
situation de l'Empereur s'est encore aggravée. Au Nord, l'armée du maréchal
Macdonald qui. depuis le début de la campagne, contenait les Russes aux portes
de Ripa, a été obligée elle aussi de lâcher prise sous la poussée de l' ennemi
renforcé par des unités suédoises et des divisions ramenées du front de
Finlande. De son côté, le corps du maréchal Victor, envoyé par l'Empereur pour
s'opposer à l'avance du général Wittgenstein a été intercepté par les Russes
avant de pouvoir opérer sa jonction avec les troupes du maréchal Oudinot. Il ne
reste plus aux deux maréchaux qu'à se replier, chacun de son côté en direction
de Rorissov et d'y attendre l'arrivée de Napoléon.
Au Sud, la situation est tout aussi inquiétante. Les avant-gardes de
Tchitchakov approchent de Minsk tandis que les Autrichiens du prince
Schwarzcnberg, de plus en plus désireux de se retirer de la lutte, ont déjà
pris la direction de Varsovie. Seule, la division du général Dombroski, forte
de 5.000 hommes, qui occupait jusqu'alors la région de Brobouisk, a pu remonter
vers le Nord jusqu'à la hauteur de Borissov et réussi à établir une tête de
pont de face de la ville, sur la rive droite de la Bérézina.
Le 20 novembre, Napoléon quitte Orcha à la tête de 35.00 hommes en état de
combattre et de 127 canons. Derrière eux, suit une longue cohorte de 20 à
25.000 traînards. Il fait de plus en plus froid et le sol est recouvert d'une
épaisse couche de neige gelée qui rend la marche encore plus pénible.
L'Empereur,
qui a remplacé sa tenue légendaire par une pelisse de velours vert doublée de
zibeline, coiffé d'un bonnet de fourrure couvrant les oreilles et retenu par
deux larges rubans noirs noués sous le menton et chaussé des bottes en peau de
mouton, parcourt chaque jour plusieurs kilomètres en s'appuyant sur un long
bâton ferré.
Il règne un tel désordre dans les rangs de l'armée que les Cosaques n'hésitent
plus à s'approcher des bivouacs, à s'emparer des bagages et à sabrer tous ceux
qui tentent de les repousser. Napoléon comprend le danger. Seule, sa Garde peut
assurer sa sécurité, aussi croit-il le moment venu de lui rappeler ses devoirs.
Après avoir fait former le carré, il s'avance au milieu de ceux qui se
qualifient eux-mêmes de grognards et, d'une voix brisée, leur lance ce solennel
appel : "Grenadiers et chasseurs de ma Garde, vous êtes témoins de la
désorganisation de l'armée. Si vous imitiez ce funeste exemple, tout serait
perdu.
Le
salut de l'armée vous est confié. Vous justifierez la bonne opinion que j'ai de
vous. Il faut non seulement que les officiers maintiennent une discipline
sévère, mais que les soldats exercent entre eux une rigoureuse surveillance et
punissent eux-mêmes ceux qui s'écarteraient de leurs rangs. Je compte sur vous.
Jurez de ne pas abandonner votre Empereur".
Un
immense cri de "Nous le jurons" suivis de retentissants "Vive
l'Empereur" lui répond.
Les hommes, dont beaucoup comptent plus de dix ans de service, se redressent et
repartent. Pas un seul instant, jusqu'à la fin de la campagne, ils ne
failliront à leur serment. Les Cosaques eux-mêmes leur rendront hommage et
éviteront de les affronter. Un de leurs chefs qui eut à plusieurs reprises
l'occasion de les approcher, écrira un jour : "La Garde passa parmi nous
comme un navire de haut bord armé de cent canons passe parmi les barques de
pêcheurs".
La distance qui sépare Orcha de Borissov est près de 120 kilomètres. Le fantôme
d'armée que commande Napoléon va la parcourir en trois jours. Les hommes marchent
comme des automates. Ceux qui tombent ne peuvent se redresser et meurent sur
place. A peine ont-ils fermé les yeux que leurs camarades s'approchent et
s'emparent de leurs vêtements, de leurs chaussures et des maigres provisions
qu'ils ont parfois réussi à conserver. Le spectacle est hallucinant et cette
vision de cauchemar hantera les nuits de tous ceux qui auront la chance d'y
survivre.
Napoléon est de plus en plus inquiet. Considérant la gravité de la situation,
il confie au général Caulaincourt : " Cette fois, il n'y aura de salut que
pour les braves. Si nous franchissons la Bérézina, je suis maître des
événements, car les deux corps frais que je vais trouver (ceux de Victor et
d'Oudinot) et la Garde suffisent pour battre les Russes. Si on ne peut passer,
nous ferons le coup de feu ... Il faut d'avance être prêt à tout détruire afin
de ne pas laisser de trophées à l'ennemi. J'aimerais mieux manger avec mes
doigts pendant le reste de la campagne que de laisser aux Russes une fourchette
à mes armes ... Il faut s'assurer si mes armes et les vôtres sont en bon état
car il faudra se battre... ".
Et
de conclure : " J'ai assez longtemps fait l'Empereur. Il est temps que je
redevienne général ! "
Le 22 novembre, il décide de se débarrasser de la moitié des voitures
transportant les bagages et de remettre les chevaux ainsi libérés au parc
d'artillerie. Peu après, il ordonne à tous les chefs de corps de faire brûler
leurs drapeaux et leurs étendards. Malgré cette douloureuse épreuve, il
retrouve un peu de sérénité, peut-être parce que le temps s'est brusquement
remis au beau et que la température s'est assez considérablement radoucie. Aux
membres de son entourage, il déclare même avant de s'endormir : " J'ai
plus de moyens qu'il ne m'en faut pour passer sur le corps des Russes si leurs
forces sont le seul obstacle ".
Dans
la nuit pourtant il fait appeler Caulaincourt et reconnaît : " Cela
devient grave ".
Le 23, il s'installe dans le hameau de Bohr, à une trentaine de kilomètres de
Borissov pour y passer la nuit. Ce même jour, vers quatre heures de
l'après-midi, les patrouilles de ses avant-gardes aperçoivent au loin à travers
un rideau d'arbres une bande d'eau trouble charriant des glaçons et bordée de
rives fangeuses. C'est la Bérézina qu'ils viennent d'atteindre un peu au Nord
de Borissov et dont le nom allait entrer dans la légende.
Le lendemain, un officier de l'état-major du maréchal Oudinot se présente
devant l'Empereur.
"
Le maréchal m'a chargé de faire savoir à Votre Majesté que l'armée de l'amiral
Tchitchakov est parvenue sur la Bérézina et en garde tous les passages ",
annonce t-il.
Napoléon
se récrie : " Ce n'est pas vrai ! C'est impossible ! "
‘’L'ennemi,
poursuit le messager, occupe le pont de Borissov et se trouve déjà sur la rive
gauche de la rivière. La glace est trop faible et on ne peut passer’’.
L'Empereur semble assommé par ce nouveau coup du sort. Il se ressaisit vite et
ordonne sur le champ au maréchal Oudinot, auquel le maréchal Victor apportera
son appui, de reprendre Borissov coûte que coûte. Malgré la disproportion des
forces (8 à 9.000 Franco-Polonais contre 30.000 Russes) l'ennemi sera chassé de
la ville, mais en se retirant, a réussi à brûler le pont.
En dépit de cet échec. toutes les conditions semblent réunies pour permettre aux
Russes de remporter une éclatante victoire. L'amiral Tchitchakov se maintient
toujours solidement sur la rive droite de la Bérézina et paraît en mesure d'en
empêcher le passage soit en aval ou en amont de Borissov. Dans le même temps,
le général Wittgenstein menace le flanc droit de la Grande Armée.
Au
Sud, le maréchal Koutousov qui a traversé la Bérézina à une cinquantaine de
kilomètres en aval de Borissov remonte vers le Nord et se porte à la rencontre
de l'amiral Tchitchakov. Pour leur part, les généraux Miloradovitch et Platov
avancent sur les talons des Français. Cent quarante mille Russes encerclent
ainsi les dernières forces de Napoléon.
"
Je doute que ce monstre de Bonaparte puisse éviter la mort ou la captivité
", prédit le général russe Vorontzov.
Les Français eux-mêmes ne sont pas éloignés de partager cette opinion : "
Si Napoléon se tire d'affaire aujourd'hui, confesse le maréchal Ney, il faut
qu'il ait le diable au corps ".
La chance, si toutefois on peut employer ce mot en de semblables circonstances,
va pourtant permettre à l'Empereur de sortir de cette souricière. Peu après
avoir appris la destruction du pont de Borissov par l'ennemi et alors que la
situation semblait désespérée une information va lui redonner quelque espoir.
En effet
le jour même, le général Corbineau, commandant la cavalerie légère du corps du
maréchal Oudinot qui, depuis la chute de Polotsk cherchait à rejoindre la
Grande Armée s'était heurté, sur la rive droite de la Bérézina, aux forces
avancées de l'amiral Tchitchakov. Il était parvenu à les repousser, mais avait
estimé prudent de traverser la rivière afin de se mettre à l'abri d'une
éventuelle contre-attaque. Par un hasard extraordinaire, il avait rencontré à
quinze kilomètres au Nord de Borissov un paysan dont le cheval était mouillé
jusqu'au poitrail. Celui-ci lui avait fait comprendre qu'il existait non loin
de là, en un lieu situé entre les hameaux de Brillowo sur la rive droite et
Studianka sur la rive gauche, un gué permettant de gagner l'autre bord. Sans
perdre de temps, Corbineau avait formé sa cavalerie en colonne serrée et lui
avait ordonné de tenter le passage. En dépit du courant et des glaçons, il
n'avait perdu qu'une vingtaine d'hommes sur les 700 qu'il commandait. Il avait
aussitôt fait part de sa découverte au maréchal Oudinot qui s'était empressé à
son tour d'adresser un rapport à l'Empereur.
Ce dernier interroge : quelle est la largeur de la rivière à l'emplacement du
gué?
On
lui répond qu'elle n'est pas très large, 30 à 40 toises (40 à 50 mètres) mais
qu'elle est bordée de rives marécageuses (aujourd'hui assainies) de telle sorte
qu'il faudrait pouvoir construire un pont de 70 à 100 mètres pour la traverser.
Napoléon n'hésite pas. De, s ordres sont immédiatement donnés pour que les 400
pontonniers du général de génie Eblé, auxquels se joindront quelques sapeurs du
général Chasseloup-Laubat, quittent leurs cantonnements de Lochnitza, près de
Borissov et prennent la direction de Studianka. ,, , C’est là qu'ils devront
édifier non pas un pont, mais deux, le premier afin de permettre le passage de
la troupe, le second celui des fourgons et des pièces d'artillerie.
Partis
dans la nuit, ils arrivent à pied d'œuvre au début de l'après-midi du 25.
Fort heureusement le général Eblé avait sauvé de la destruction d'une partie du
matériel ordonnée par l'Empereur, six caissons renfermant des outils, des
clous, des crampons nécessaires à la construction de ponts de chevalets et deux
forges de campagne ainsi que deux voitures transportant du charbon.
Après
avoir annoncé à ses hommes que le sort de l'armée reposait entre leurs mains,
ceux-ci se mettent aussitôt à l'ouvrage.
Sous la protection de 40 canons de gros calibre, ils préparent des chevalets en
utilisant le bois formant l'ossature de la vingtaine de malheureuses isbas
composant le hameau de Studianka, forgent des fers pour les lier, entrent
jusqu'à la ceinture dans l'eau glacée et commencent à les enfoncer dans le lit
de la rivière. Plusieurs d'entre eux, vaincus par le froid et la fatigue, sont
emportés par le courant. Les autres, conscients de la responsabilité dont ils
sont investis, n'en poursuivent pas moins leur tâche.
Dans la journée Napoléon se rend à Studianka pour reconnaître les lieux et
encourager les pontonniers. Il aurait voulu que les ponts fussent achevés le
soir même et adresse au général Eblé des reproches grandement immérités :
"C'est bien long, général, c'est bien long !"
"Sire,
se borne à répondre l'intéressé; mes hommes sont dans l'eau jusqu'au cou. Les
glaçons interrompent leur travail. Je n'ai pas de vivres et d'eau-de-vie pour
les réchauffer".
Un peu confus, l'Empereur tourne bride et revient à Borissov. Pour donner le
change, il parcourt les rives du fleuve entouré des officiers de son état-major
et s'arrête longuement devant les piles du pont détruit par les hommes de
Tchitchakov. Il se rend un peu en aval, en un lieu appelé Berexino inférieur,
comme s'il voulait également étudier la possibilité de traverser la rivière en
cet endroit. Puis il regagne Borissov où il s'attarde à nouveau. Son but est
clair : il faut " battre l'estrade " afin de fixer les Russes devant
la ville et multiplier les démonstrations pour leur faire croire qu'en dépit
des risques et des difficultés, il va faire reconstruire le pont à
l'emplacement même où il s'élevait quelques jours plus tôt.
Il
va parvenir à ses fins au delà de toutes ses espérances. En effet, pour
protéger la rive droite de la Bérézina, l'amiral Tchitchakov avait envoyé en
face de Studianka une division forte de 6.000 hommes et disposant de 30 pièces
d'artillerie placée sous le commandement du général Tchuplitz. Durant toute la
journée du 25 novembre, les pontonniers du général Eblé avaient constaté leur
présence et redouté que des tirs de boulets ne viennent anéantir leurs efforts,
mais les canons du général Tchuplitz étaient demeurés étrangement muets. Le
soir, dans la brume, ils avaient encore distingué leur présence, mais au cours
de la nuit, la neige qui s'était mise à tomber avait considérablement réduit
toute visibilité.
A leur grande stupéfaction, les Français constatent au lever du jour que les
Russes sont partis. L'amiral Tchitchakov auquel le maréchal Koutousov avait
adressé quelques jours plus tôt cette prophétique mise en garde : "Vous
avez affaire à Napoléon, général du plus grand génie : il fera certainement une
démonstration de passage en un point pour attirer votre attention tandis qu'il
l'effectuera en un point opposé", avait cru suivre les recommandations de
"vigilance et de prudence" que lui avait ainsi prodiguées le
commandant en chef en concentrant ses forces en face de Borissov où les
Français paraissaient s'agiter activement, ne laissant en face de Studianka que
quelques pelotons de Cosaques chargés d'opérer des reconnaissances.
Les hommes du général Eblé n'en croient pas leurs yeux et poussent des cris de
joie. Le maréchal Oudinot, après être venu en personne se rendre compte de ce
renversement de situation court avertir l'Empereur qui vient d'arriver à
Studianka.
"Sire,
les Russes ont levé le camp et quitté leurs positions", s'écrie t-il !
Napoléon s'avance jusqu'au bord de la rivière, inspecte la rive opposée avec sa
longue-vue et s'exclame : "J'ai trompé l'amiral !"
Il comprend qu'il faut sans perdre de temps occuper le terrain que les Russes
viennent d'abandonner. Bien que les pontonniers et les sapeurs aient travaillé
toute la nuit à la lueur de torches en n'absorbant qu'un peu de bouillie sans
sel,
le
premier pont n'est pas encore terminé. L'Empereur ordonne alors aux cavaliers
du général Corbineau ayant chacun un voltigeur en croupe d'entrer dans l'eau et
de traverser la rivière. Deux heures plus tard, quatre cents hommes se trouvent
déjà sur la rive opposée. Ils sont bientôt rejoints par les rescapés de la
division Dombroski transportés sur des radeaux. Après un bref échange de coups
de feu avec les quelques Russes demeurés sur place, ils restent maîtres de la
situation.
A la fin de la matinée le général Eblé autorise les premiers contingents à
emprunter le pont et les 9.000 hommes du corps du maréchal Oudinot passent sans
encombre. Vers quatre heures de l'après-midi, le deuxième pont est ouvert et
les convois d'artillerie peuvent à leur tour s'engager. Certes, ce ne sont pas
des ouvrages d'art, le plancher qui les recouvre est loin de présenter une
surface continue, par endroits même il s'enfonce au dessous du niveau de l'eau.
Plus
grave encore, les blocs de glace charriés par le courant viennent ébranler les
chevalets qui le soutiennent et les ouvrages si péniblement édifiés
s'effondrent. Mais les pontonniers veillent et au moindre incident se
précipitent dans l'eau pour réparer les dégâts.
Toute la journée, Napoléon surveille le passage de ses troupes qui ne s'arrête
qu'à la tombée de la nuit. Pendant qu'il se repose dans la seule maison de
Studianka possédant encore un toit, près de 40.000 traînards campent sur la
rive gauche de la rivière. La foret voisine leur a permis de trouver du bois et
fascinés par les flammes, ils demeurent accroupis devant de mauvais feux de
bivouac. Pas un instant, ils ne songent à emprunter les ponts demeurés libres
toute la nuit pour gagner l'autre rive.
Ce
n'est qu'avec le lever du jour qu'ils prennent enfin conscience du danger et se
bousculent pour traverser la rivière. Mais Napoléon donne l'ordre de les
refouler la priorité devant être réservée à l'armée. Le 27 novembre, à dix
heures du matin, la Garde passe, suivie des corps du maréchal Ney et de celui
du prince Eugène, puis de ceux du maréchal Davout, des généraux Poniatowski et
Junot.
Peu
après, l'Empereur passe à son tour.
Les Russes se sont enfin ressaisis et toute la journée du 28, la bataille va
faire rage. Au Nord, les forces du général von Wittgenstein sont passées à
l'attaque mais ont été non seulement contenues mais refoulées par la cavalerie
du général Victor. Plus au Sud, les généraux Platov et Miloradovitch tentent de
s'emparer de la ville de Borissov défendue par les 4.000 hommes de la division
du général Partournaux. Enfin, l'amiral Tchitchakov, comprenant un peu tard son
erreur, fait remonter les 27.000 hommes dont il dispose le long de la rive
droite de la Bérézina mais se heurte à la résistance des combattants du
maréchal Oudinot, bientôt appuyés par ceux des maréchaux Ney et Mortier. Seules
les forces du maréchal Koutousov demeurent curieusement inactives. Pourtant,
leur arrivée sur le champ de bataille aurait pu se révéler décisive et
permettre aux Russes de remporter une grande victoire. Mais, comme il le dira
plus tard, il pensait que les forces de ses lieutenants étaient amplement
suffisantes pour écraser les restes de la Grande Armée: "De toutes façons,
ajoutera t-il pour se justifier, les Français étaient perdus et si nous nous
étions épuisés nous-mêmes, avec quoi aurions-nous pu atteindre la frontière ?
Nous ne pouvions montrer à l'Europe une armée qui n'aurait été qu'un troupeau
de vagabonds".
On oublie sans doute un peu trop volontiers que les Russes, tout comme les
Français et leurs alliés. avaient eux aussi beaucoup souffert du froid et de la
faim au cours de leur "marche parallèle" et que leurs effectifs
avaient considérablement fondu. On doit cependant reconnaître que Koutousov,
dans son souci de ménager à tout prix ses soldats. avait peut-être, comme ne manqueront
pas de le faire remarquer, de nombreux historiens, laisser passer l'occasion
d'infliger au plus grand capitaine de tous les temps une défaite irrémédiable.
Le 29 novembre, lorsque le jour se lève, la bataille est pratiquement terminée.
Malgré
l'héroïque résistance française qui a permis à la quasi totalité des hommes en
état de porter les armes de traverser la rivière, les Russes avancent sur tous
les fronts. La veille, les troupes de l'amiral TchitchaLov, après avoir repris
pied sur la rive gauche de la Bérézina en face de Borissov, ont obligé les
quatre cents survivants de la division Partournaux à déposer les armes et
progressent désormais en direction de Studianka. Seul, le corps du maréchal
Mortier continue à s'opposer à leur avance. Estimant qu'il ne pourra plus tenir
longtemps, le maréchal donne l'ordre à ses troupes de se replier. A neuf heures
(et non à sept heures comme l'avait prescrit Napoléon), alors que les Cosaques
commencent à dévaler vers le berges, les pontonniers du général Eblé exécutent l'ordre
de mettre le feu aux deux ponts.
Huit à dix mille traînards, éclopés ou invalides, qui, ainsi qu'ils l'avaient
fait la veille, ont refusé de profiter de l'obscurité pour s'échapper, se
trouvent encore sur la rive gauche de la Bérézina au milieu d'un indescriptible
enchevêtrement de chevaux, de calèches, de caissons, de canons, de fourgons
éventrés, d'où s'échappent les objets les plus divers, fourrures, chasubles
brodées, coffrets remplis de bijoux et de pierres précieuses, gravures, livres,
vaisselle d'or et d'argent et même de la porcelaine. Quelques-uns de ces
malheureux se jettent à 1'eau mais sont rapidement emportés par le courant. Les
autres tombent aux mains des Russes. Ceux qui peuvent encore marcher seront
faits prisonniers, les autres, purement et simplement massacrés.
Tandis que s'achève un drame que tous les manuels d'histoire présentent comme
un des épisodes les plus sombres de notre histoire militaire, 15 à 18.000
hommes fuient dans la nuit et la neige à travers les marais de Zembin, en
direction de Kalen. L'Empereur, de plus en plus songeur, se trouve au milieu
d'eux. Il mesure dans toute son ampleur le caractère désespéré de la retraite,
mais ne peut s'empêcher de trouver une mince consolation en pensant que son
génie et sa détermination lui ont permis d'éviter le pire.
Comme l'écrira un jour un de ses plus implacables ennemis, le général prussien
Clausewitz : "il avait à la Bérézina non seulement sauvé son honneur,
mais acquis une nouvelle gloire".
La suite de la campagne est une agonie. Subitement, après le redoux des jours
précédents, la température tombe brusquement jusqu'à atteindre 20° et même 30°
sous zéro. L'estomac et la tête vides, le visage tuméfié par le froid, les
mains et les pieds souvent gelés, couverts de haillons et rongés de vermine,
les malheureux rescapés ne songent qu'à gagner Vilna situé à 250 kilomètres où
ils espèrent trouver des vivres et se reposer. Koutousov les suit à deux ou
trois journées de marche et organise la poursuite afin de les encercler dans la
ville si bien qu'à peine arrivés dans l'ancienne capitale de la Lituallie après
10 jours d'abominables souffrances, ils seront à nouveau obligés de reprendre
la route.
Leur
objectif est désormais Kowno.
Partis de Vilna le 10 décembre quelques milliers d'hommes épuisés arrivent à
Kowno le 12. Le 16, toujours sous la pression des Russes, ils repassent le
Niemen qu'ils avaient franchi cinq mois plus tôt, musiques en tête et drapeaux
déployés. Il ne reste plus désormais aucun soldat étranger sur le sol de la Sainte-Russie.
Le maréchal Koutousov estime donc atteint son objectif et le Tsar, qui n'avait
cessé de lui reprocher sa mollesse et son inertie, se croit cependant obligé de
lui remettre la plus haute distinction militaire russe, la Croix de
Saint-Georges de première classe et de le faire prince de Smoletisk.
Le 5 décembre, alors qu'il se trouvait à Smorgani, petite localité située à
mi-chemin entre la Bérézina et Vilna, Napoléon avait brusquement quitté
l'armée.
Depuis
près d'un mois, il savait qu'à Paris un récidiviste de la rébellion, un certain
général Mallet, avait tenté de renverser le régime impérial en annonçant que
son chef était mort au cours de la retraite, et était demeuré maître de la
capitale pendant quelques heures, après avoir entraîné à sa suite deux
régiments et mis en état d'arrestation le ministre de la Police, le général
Savary, et le préfet de Police, Pasquier. Il pressentait également que la
publication du 290 Bulletin de la Grande Armée par lequel il annonçait à ses
sujets le désastre qu'il venait d'essayer et les pertes effroyables qu'il avait
subi provoquerait dans tout le pays de redoutables remous. Pour ces raisons, il
avait donc estimé que sa présence à Paris était nécessaire pour rassurer ses sujets
et raffermir son pouvoir.
Ce n'était pas tout. L'Empereur mesurait pleinement les conséquences que ce
terrible échec allait provoquer dans l'Europe toute entière. La récente
défection des Prussiens survenant quelques jours seulement après celle des Autrichiens
lui faisait pressentir que l'Allemagne risquait dans un avenir plus ou moins
proche, de se soulever en masse. Aussi. à peine était-il sorti p; et dans quel
état p; du guêpier russe que la menace d'une prochaine guerre se profilait
déjà à l'horizon. Pour faire face à ce danger, il allait donc falloir lever au
plus vite de nouvelles troupes, les armer les instruire, les encadrer et lui
seul était capable de mener à bien une telle entreprise. Ses maréchaux,
auxquels il avait fait part de ses inquiétudes, s'étaient rangés à cette
opinion et avaient approuvé son départ.
Avant de s'éloigner, l'Empereur avait transmis le commandement au maréchal
Murat. Il ne pouvait faire de plus mauvais choix car le roi de Naples ne
songeait qu'à regagner son royaume au plus tôt pour tenter de sauver son trône.
Le prince Eugène allait lui succéder, mais en dépit de toute sa bonne volonté
et son sens du devoir, il ne pourra renverser le cours des événements.
Napoléon portera lui-même ce jugement sur cette désastreuse campagne: "
Cette guerre de Russie, reconnaîtra t-il peu après son retour à Paris, était
une mauvaise affaire. Je me suis trompé non sur son but et son opportunité
politique, mais sur la manière de la faire ... Je suis allé à Moscou, j'ai cru
y signer la paix. J'y suis resté trop longtemps. J'ai cru obtenir en un an ce
qui ne devait être exécuté qu'en deux campagnes...".
Et,
comme s'il ne pouvait imaginer que le glas de l'Empire avait déjà commencé de
sonner, il ajoutera : "J'ai fait une grande faute, mais j'aurai les moyens
de la réparer".
Un proche avenir allait lui enlever ses dernières illusions. Deux ans plus
tard, en effet, succombant sous le poids de l'Europe entière coalisée contre
lui, Napoléon était obligé d'abdiquer.
Revue : Revue
du Souvenir Napoléonien
Numéro : 354
Mois : août
Année : 1987
Pages : 13-32