La retraite de Russie

(Article de Paul GANIÈRE )

Dans l'après-midi du 15 septembre 1812, après avoir pris possession de ses appartements du Kremlin Napoléon monte à cheval et fait le tour de l'ancienne forteresse des Tsars, admirant au passage les palais, les sanctuaires, l'arsenal, les dépôts, les casernements bâtis à l'abri de ses murailles crénelées. Au loin, on aperçoit quelques volutes de fumée s'élevant vers le ciel. Ses compagnons le rassurent : il ne s'agit, selon eux, de rien de grave, simplement de quelques foyers que des imprudents ont allumés et que la troupe n'aura guère de mal à circonscrire.


Fatigué par cette longue journée et souffrant toujours de son rhume l'Empereur se couche de bonne heure. La nuit, le ciel s'illumine d'une sinistre couleur rouge. Dans tous les quartiers de la ville, des maisons s'enflamment, des palais flambent, des immeubles construits en bois pour la plupart, s'effondrent. À quatre heures du matin, la moitié de la ville est en feu et l'incendie, attisé par un vent qui souffle en tempête, continue à se propager.


Napoléon est réveillé par la lumière éclatante qui éclaire sa chambre. Il se lève, s'approche des fenêtres et constate l'étendue du sinistre. A cet instant, son valet de chambre pénètre dans la pièce. Ses officiers arrivés peu après, lui annoncent qu'une des tours du Kremlin est en feu, que des flammèches tombent déjà à l'intérieur de l'enceinte. Ils précisent que la troupe est débordée, que toutes les pompes à incendie de la ville ont été emmenées ou mises hors de service, que des criminels ont été libérés des prisons et se livrent aux pires sévices, que des hordes de pillards sont partout à l'ouvrage.


Napoléon est stupéfait : "Cela dépasse tout : c'est une guerre d'extermination, c'est une tactique horrible, sans précédent dans l'histoire de la civilisation ...

Brûler ses propres villes !... Le démon inspire ces gens ... Des barbares ... Quelle résolution farouche, quelle audace", laisse t-il tomber d'une voix sourde en s'adressant plus particulièrement à Caulaincourt dont il connaît les sympathies pour le peuple russe.


Puis, faisant allusion à la politique de la terre brûlée, instaurée par les anciennes populations du Caucase et de la Russie méridionale pour décourager les envahisseurs d'occuper leurs territoires, il ajoute : "Quel peuple ! Des Scythes, ce sont des Scythes !"


La matinée du 16 septembre se passe dans l'angoisse. Napoléon monte au sommet de la plus haute tour du Kremlin édifiée au XVIe siècle par Ivan III le Grand et d'où l'on jouit d'une vue très étendue sur l'agglomération moscovite afin de se rendre compte de l'ampleur du sinistre, puis se rend à l'arsenal dont l'explosion constituerait une véritable catastrophe et que les soldats s'efforcent de protéger. Le temps passe et la situation s'aggrave d'heure en heure. Les membres de son entourage, de plus en plus inquiets, et, au premier chef, le prince Eugène et le maréchal Berthier prétendent que les Russes ont organisé l'incendie dans le but d'encercler le palais dans les flammes et de l'y faire périr. Il faut donc s'en éloigner au plus vite et gagner le palais Petrovski (aujourd'hui occupé par l'Académie des cosmonautes), vaste demeure entourée de bois et de terrains vagues située à deux lieues du Kremlin sur la route de Saint-Pétersbourg où les souverains russes avaient l'habitude de passer la nuit avant de faire leur entrée solennelle dans l'ancienne capitale.


L'Empereur hésite. Il n'est pas venu à Moscou et ne s'est pas installé au Kremlin pour en être chassé aussitôt. Son départ serait interprété comme une fuite et aurait les plus regrettables conséquences sur le moral de l'armée. Pourtant, devant la montée du danger, il finit par s'y résigner. Vers quatre heures de l'après-midi, accompagné des membres de son état major, il se dirige vers la porte ouvrant sur la Place Rouge, mais les flammes rendent déjà toute sortie hasardeuse. Ses compagnons découvrent enfin une poterne ouvrant sur le quai de la Moskowa et ordonnent qu'y soient amenés des chevaux. Napoléon et ses officiers la franchissent mais une épaisse fumée à laquelle se mêlent des cendres transportées par le vent ralentit leur progression. Guidés et encadrés par un peloton de la Garde, ils finissent cependant par trouver la bonne direction. Ils avancent, dira un témoin, "sur une terre de feu. sous un ciel de feu, entre deux murs de feu".


Vers 7 heures et demi, l'Empereur arrive enfin au palais Petrovski. Il va y demeurer trois jours au cours desquels l'incendie continue à faire rage. C'est pendant ce séjour qu'on lui apporte une pancarte découverte devant les restes de la résidence que le général Rostopchine, gouverneur de Moscou, possédait aux environs de la ville. Elle est rédigée en français : "J'ai embelli pendant huit ans cette campagne et j'y vivais heureux au sein de ma famille. Les habitants de cette terre au nombre de 1720 la quittent à votre approche et moi, je mets le feu de ma propre volonté à ma maison pour qu'elle ne soit pas souillée par votre présence. Français, je vous ai abandonné mes deux maisons de Moscou. avec un ameublement valant un demi-million de roubles. Ici, vous ne trouverez que des cendres".


L'Empereur est consterné. Il mesure à cette lecture combien est profonde la haine que lui portent les Russes et combien il sera difficile, après une telle tragédie, de conclure la paix.

" Tout ceci, reconnaît-il, laisse présager de grands malheurs ".

Le 18 septembre. le feu s'apaise enfin. Il est vrai que les deux tiers de la ville sont détruits, mais le Kremlin a pu être sauvé. Dans la soirée Napoléon décide donc de s'y installer à nouveau. Il parcourt les rues en ruines jonchées de débris de toute sorte, parmi lesquels on devine des cadavres à demi-calcinés. De temps à autres, on aperçoit des pillards qui s'enfuient, croulant sous le poids de leur butin :

"Est-ce là, s'exclame-t-il, tout ce qui reste de la Grande Moscou ?"

Le soir même, il écrit à l'impératrice Marie-Louise : "... C' est le gouverneur et les Russes qui, de rage d'être vaincus ont mis le feu à cette ville. Deux cent mille bons habitants sont au désespoir, dans la rue et la misère. Il reste cependant assez pour l'armée et l'armée a trouvé bien des richesses de toutes espèces, car dans ce désordre, tout est au pillage. Cette perte est immense pour la Russie son commerce en sentira une grande secousse. Ces misérables avaient poussé la précaution jusqu'à enlever et détruire les pompes...".


Les termes de cette lettre méritent d'être soigneusement étudiés. D'une part, parce que Napoléon se dit persuadé que le général Rostopchine fut le véritable instigateur du sinistre qui vient de dévaster l'antique cité des Tsars. Certes, le fait d'avoir emmené ou rendu inutilisables les pompes à incendies plaide en faveur de cette thèse. Mais, dans l'avenir, l'ancien gouverneur de Moscou se défendra avec acharnement d'avoir été le seul coupable et accusera les Français " en visitant de nuit les maisons à la lumière de bouts de chandelle, de torches ou de fagots, en entretenant, au milieu des cours, des bûchers allumés pour se chauffer ", d'avoir largement contribué à la propagation de l'incendie. Comme on le voit, il est bien difficile de se montrer aussi affirmatif que le fut l'Empereur et de déterminer avec précision la part de responsabilité qui revient dans cette affaire à chacun des protagonistes.


Napoléon laisse ensuite entendre que les richesses découvertes dans les décombres sont suffisantes pour assurer pendant longtemps l'approvisionnement de l'armée. Il tenait ainsi, par l'intermédiaire de cette lettre, à rassurer ses compatriotes en dépeignant la situation sous un jour manifestement trop favorable, de nombreux dépôts de vivres ayant été détruits par le feu ou ravagés par les maraudeurs. La preuve en est qu'il avait ordonné, dès que la situation le lui avait permis, de dresser un inventaire complet des ressources dont il pouvait disposer et pris des mesures draconiennes pour tenter de rétablir la discipline, notamment l'exécution immédiate de tous les pillards, quelle que soit leur nationalité, surpris en flagrant délit.


Dans un souci d'apaisement, il va également s'efforcer de faire renaître à la vie la malheureuse cité. Dans une proclamation affichée sur les murs des principaux édifices restés debout, le consul de France, Jean-Baptiste de Lesseps (oncle de Ferdinand de Lesseps qui percera un jour l'isthme de Suez et tentera de percer celui de Panama) et qui vient d'être nommé intendant de la province de Moscou, annonce à la population : "Vos malheurs sont cruels mais Sa Majesté l'Empereur et Roi veut en arrêter le cours ... Des exemples terribles vous ont montré comment il punit la désobéissance et le crime... Une administration paternelle constituera votre municipalité. Elle s'occupera de vous, de vos besoins et de votre bien-être ... Obéissez aux autorités militaires et civiles et bientôt vos larmes cesseront de couler".

Effectivement l'Empereur nomme un honorable commerçant maire de Moscou et désigne six adjoints et trente-deux conseillers pour l'assister dans sa tâche. En même temps il invite les habitants "à retourner avec confiance dans leurs demeures ", les artisans " à reprendre leurs divers métiers ", les paysans " à sortir des bois où la peur les retient " et " à venir vendre en ville le surplus de leurs provisions et les produits de leurs terres ".Il ordonne à l'armée "de rendre au culte les églises transformées en écuries" et aux autorités civiles de faire procéder à la réouverture des théâtres, restaurants et lieux de plaisir qui n'ont pas disparu dans les flammes.


La plupart de ces efforts demeureront sans effet. Le nouveau maire de Moscou proteste hautement de sa ferme décision " de ne rien faire contre la patrie ni contre le serment qu il a prêté au Tsar " et à la proclamation de De Lesseps, Rostopchine répond du fond de sa retraite : " Gens des campagnes, habitants du gouvernement de Moscou, l'ennemi de toute société humaine, le fléau de Dieu pour nos péchés, le tentateur infernal, le scélérat français enfin, a pénétré dans Moscou et l'a livrée au fer et aux flammes ... Détruisez la vermine étrangère et jetez les cadavres en pâture aux loups et aux corbeaux ... Songez au Tsar : il est l'oint du Seigneur et nous lui avons juré fidélité ".

 
Napoléon déclarera un jour devant ses compagnons d'exil à Sainte-Hélène, qu'il avait songé, au lendemain de ce double désastre que constituait la destruction de la ville et l'hostilité de ses habitants à se retirer de Moscou et à revenir à Smolensk. Il avait, disait-il, renoncé à exécuter ce projet parce qu il espérait l'ouverture prochaine de négociations avec le gouvernement russe et qu'il lui avait semblé inopportun d'abandonner en un tel moment le gage que représentait à ses yeux l' ancienne capitale des Tsars. Il était donc resté, mais reconnaissait que ce faisant, il avait probablement commis une faute.


Tandis que Napoléon rêvait ainsi du retour à la paix, le Tsar continuait à demeurer silencieux. Il lui fallait donc trouver un messager acceptant de faire connaître ses intentions à la Cour de Saint-Pétersbourg. Les circonstances allaient lui en donner l'occasion.


L'Empereur avait à peine réintégré le Kremlin que le conseiller d'Etat Toutolmine, directeur de l'Hospice des Enfants-Trouvés dans lequel étaient hébergés un millier de blessés russes, vint remercier le maréchal Mortier de la protection que lui avaient accordé ses soldats depuis leur entrée dans la ville.

Averti de cette démarche, Napoléon avait demandé à le voir.


Toutolmine, après avoir rendu de nouveau hommage aux Français, sollicite de l'Empereur l'autorisation d'adresser un rapport à l'impératrice douairière Maria-Fédorovna, protectrice de l'institution qu'il dirige, dans lequel il se proposait de faire état de l'assistance que lui avaient apporté les troupes d'occupation.

Non seulement, Napoléon l'encourage dans ses intentions mais lui demande d'ajouter de sa part un message d'estime pour la personne du Tsar : " Ecrivez-lui, précise t-il, que je désire la paix. Je donnerai des ordres pour que la lettre puisse traverser les avant postes ".


Deux jours plus tard, le 20 septembre, 1'Empereur apprend qu'un riche aristocrate du nom de Iakolev venait d'être arrêté pour s'être attardé sans autorisation à Moscou auprès d'un oncle malade. Faisant état des bonnes relations qu'il avait entretenues autrefois à Paris avec le maréchal Mortier, il avait demandé non seulement d'être remis en liberté mais aussi un laissez-passer pour regagner Saint-Pétersbourg où il résidait habituellement.


Napoléon reçoit lui-même le visiteur. Après un long monologue au cours duquel il répète à plusieurs reprises qu'il n'avait jamais mené une lutte aussi cruelle, que ses soldats savaient combattre mais ne détruisaient pas les capitales conquises, il affirme son inébranlable amour de la paix et rappelle que la guerre présente était dirigée non contre la Russie, mais contre l'Angleterre. Il ajoute encore que si Alexandre veut vraiment poursuivre les hostilités, il est prêt pour sa part, à s'incliner, que ses troupes lui demandent avec insistance de les conduire à Saint-Pétersbourg et que cette capitale risque alors de partager le sort de Moscou.


Après quelques instants de silence, il dévoile enfin ses batteries : "Vous chargeriez-vous, demande t-il à son visiteur, de transmettre une lettre au Tsar ? A cette condition, je vous ferais donner un laissez-passer à vous et à toute votre famille ".

"Sire, répond Iakolev, j'aurais accepté la proposition de Votre Majesté, mais il m'est difficile de vous garantir que je réussirai à remplir cette condition".

"Pouvez-vous me donner votre parole d'honneur que vous ferez tout votre possible pour remettre personnellement ma lettre ?"

"Sire, je m'y engage sur l'honneur".

Napoléon dicte aussitôt une lettre dans laquelle il accuse formellement Rostopchine d'être le seul responsable de l'incendie de Moscou et se dit persuadé qu'Alexandre " avec ses principes, son cœur et la justesse de ses idées "n'aurait jamais pu se rendre complice" de pareils excès indignes d'un grand souverain et d'une grande nation. Il poursuit : "Je n'ai jamais fait la guerre à Votre Majesté avec animosité" et termine par cette formule : "Si Votre Majesté me conserve encore quelques restes de ses anciens sentiments, Elle prendra en bonne part cette lettre. Toutefois, Elle ne peut que me savoir gré de lui avoir rendu compte de ce qui se passe à Moscou".


Ces lignes traduisent une méconnaissance absolue de la psychologie du peuple russe et de ses dirigeants. En dépit de toutes les mises en garde, il se veut toujours persuadé que la campagne en cours se réduit à une simple querelle entre deux souverains qui, après s'être affrontés sur le terrain, pourront de nouveau se réconcilier. Le sort s'étant prononcé en sa faveur, du moins il affecte de le croire, il juge donc venu le moment de tendre la main à son adversaire malheureux. Pas un instant, il ne veut ou ne peut admettre que le peuple russe dans sa quasi totalité s'est solidarisé avec son Tsar, que cette guerre est devenue une guerre nationale et qu'elle ne pourra prendre fin qu'avec le départ de l'envahisseur, quel que soit le prix a payer.


Ce sentiment largement partagé par les conseillers d'Alexandre, s'était trouvé encore renforcé par l'annonce de la destruction de Moscou. Certes, il existe bien à la Cour de Saint-Pétersbourg une poignée de défaitistes, au nombre desquels figurent fort curieusement l'impératrice douairière, la grande-duchesse Catherine et le frère aîné du Tsar, le grand-duc Constantin, qui se disent convaincus que la cause russe est perdue et qu'il vaut mieux, malgré leur hostilité profonde pour la personne de Napoléon, traiter avec lui plutôt que de poursuivre une lutte sans espoir. Redoutant une marche de la Grande Armée en direction de la capitale, des ordres ont même été secrètement donnés pour que soient évacués, le cas échéant les archives, le trésor impérial et même la statue équestre de Pierre-le-Grand oeuvre du sculpteur français Falconet qui orne une des principales place de la ville. Mais, en même temps et pour donner le change, la vie mondaine continue et les bals, réceptions, représentations théâtrales se déroulent comme à l'accoutumée.


Sachant pertinemment que la moindre faiblesse pourrait lui coûter son trône, peut-être même la vie, Alexandre, quant à lui, affiche la plus ferme résolution. A tous ceux qui le pressent de ne pas céder au mirage d'une paix conclue dans des conditions aussi humiliantes, il répond. "Soyez assurés que ma décision de combattre est plus inébranlable que jamais ... Je me laisserai pousser la barbe jusqu'à la ceinture et j'irai manger des pommes de terre en Sibérie avec les derniers de mes paysans plutôt que composer avec le monstre qui fait le malheur du monde entier. Je mets tout mon espoir en Dieu, dans le caractère merveilleux de notre nation et en ma fermeté dans notre décision à ne pas nous soumettre au joug".


Il était donc fatal, dans de telles conditions, que le Tsar opposât un silence méprisant aux ouvertures de l'Empereur. Pourtant ce dernier, ancré dans ses illusions s'en étonne et, sans oser le reconnaître, commence à s'en inquiéter.

Ses maréchaux eux-mêmes s'interrogent. Combien de temps va t-on rester dans cette ville désolée où les vivres ne vont pas tarder à manquer, menacé par les rigueurs de l'hiver qui peut à tout instant succéder à la douceur de l'automne, exposé aux attaques des troupes du maréchal Koutousov que l'on sait aux aguets quelque part au Sud de la capitale et à celles des colonnes de partisans qui s'enhardissent de plus en plus fréquemment à couper les lignes de communications avec l'arrière ? A plusieurs reprises, ils ont fait part de leur impatience, mais l'Empereur, manifestement agacé, a toujours refusé de prendre en compte leurs récriminations. En attendant des nouvelles de plus en plus improbables en provenance de Saint-Pétersbourg, il affecte la plus grande sérénité. Pour donner le change, il travaille, s'occupe des affaires de l'Etat comme s'il se trouvait aux Tuileries (il signe notamment le nouveau statut de la Comédie Française), passe ses troupes en revue, visite des cantonnements, des hôpitaux, des dépôts et des magasins situés à l'intérieur de la ville ou dans ses proches faubourgs : chaque soir, il assiste ostensiblement à un spectacle.


Pourtant, il ne cesse de réfléchir à la situation. Le 3 octobre, après une nuit d'insomnie, il convoque au Kremlin ses chefs de corps et leur expose son plan : il faut rassembler toutes les troupes disponibles, brûler ce qui reste de Moscou et, en empruntant la route de Tver (aujourd'hui Kalinin) marcher sur Saint-Pétersbourg où l'armée du maréchal Macdonald, toujours aux prises avec les Russes aux abords de Riga, viendra les rejoindre.


Les maréchaux semblent frappés de stupeur et gardent un silence obstiné. Napoléon insiste : "Quelle gloire et que dira le monde en apprenant que nous avons conquis en trois mois les deux grandes capitales du Nord !"


Ses interlocuteurs objectent que l'on ne peut raisonnablement entreprendre une nouvelle campagne à la veille de l'hiver avec une armée diminuée et "les forces de Koutousov dans le dos". Ils invoquent la fatigue, la disette, les routes stériles et déserte", l'obstination des Russes. L'un d'eux murmure même : "Il veut nous faire périr jusqu'au dernier !"

Napoléon se tait et les congédie.

Quelques heures plus tard, il demande à Caulaincourt de se rendre auprès du Tsar et de discuter avec lui des conditions auxquelles on pourrait conclure la paix. Ce dernier lui répond que cette nouvelle démarche est vouée à l'échec, comme l'ont été les deux précédentes, et n'aurait pour seul résultat que d'apporter aux Russes la confirmation des difficultés au milieu desquelles se débattent les Français.

"Bien, tranche l'Empereur, j'enverrai Lauriston"

Ce dernier, après avoir développé les mêmes arguments que Caulaincourt. accepte pourtant de se rendre auprès du maréchal Koutousov afin de lui demander un laissez-passer pour Saint-Pétersbourg. Napoléon le remercie et lui communique ses dernières consignes : "Il me faut la paix, il me la faut absolument, coûte que coûte, mais sauvez l'honneur"

Lauriston s'incline et prend sur-le-champ les dispositions nécessaires à l'accomplissement de sa mission.

 
Après avoir traversé Moscou au cours de la journée du 14 septembre, les troupes du maréchal Koutousov s'étaient ostensiblement engagées sur la route de Riazan, en direction du Sud-Est. Sur l'ordre de l'Empereur, les cavaliers de Murat s'étaient aussitôt lancés à leurs trousses. Après une brève poursuite, ils les avaient rejointes et bousculées, mais à leur grande stupéfaction, l'armée ennemie estimée à 70.000 hommes avait disparu. Pendant plusieurs jours, Murat avait vainement battu la campagne pour tenter de la retrouver et était finalement rentré à Moscou pour rendre compte à l'Empereur de son échec.


La raison en était simple. A quelques kilomètres de l'ancienne capitale, le Russe avait donné l'ordre à ses arrière-gardes de continuer leur marche vers Riazan tandis que le gros de ses forces obliquait vers le Sud en direction de Kalouga. Il s'était arrêté à une centaine de kilomètres à peine de Moscou, aux environs du village de Taroutino, en arrière des rives marécageuses de la rivière Nara. Une fois de plus, le vieux troupier avait réussi à berner son impérial adversaire.


Koutousov allait profiter de ce répit pour faire souffler ses hommes, leur procurer des vivres frais, rassembler des vêtements d'hiver dont il savait qu'ils auraient bientôt besoin. Surtout il allait organiser cette lutte de partisans qui devait porter des coups cruels à l'ennemi et saper son moral


En effet, arrivaient chaque jour à Taroutino des centaines, voire des milliers de paysans, certains ayant abandonné leurs maisons contre la volonté de leurs maîtres, pour venir se battre contre l'envahisseur. Koutousov, conscient du rôle important que ces volontaires pouvaient jouer pour l'aider à libérer la patrie, allait confier au colonel Denys Davidov, un ancien aide de camp du général Bagration, le soin de veiller à leur équipement et à leur instruction.


Soutenus bientôt par l'arrivée de 26 nouveaux régiments de Cosaques venus de leurs steppes lointaines pour apporter leur soutien à l'armée régulière, ces corps auxiliaires vont très rapidement semer la panique dans les rangs des armées de Napoléon en attaquant les convois, brûlant les ponts difficilement relevés par les hommes du génie, abattant des arbres sur les routes, exposant toute colonne partie à la recherche de ravitaillement ou de fourrage dans la campagne avoisinant la capitale à tomber dans une embuscade.


En apprenant la décision de Koutousov de s'arrêter à Taroutino, Alexandre, mal renseigné par les rapports fielleux du général Bennigsen dont les relations avec son supérieur étaient de plus en plus tendues, avait violemment reproché au commandant en chef son inaction alors que Napoléon se prélassait au Kremlin et que la route de Saint-Pétersbourg demeurait dangereusement ouverte. Le vieux maréchal lui avait fait respectueusement remarquer qu'il avait pu ainsi reconstituer ses effectifs, qu'à la suite des actions de plus en plus audacieuses des bandes de partisans les Français étaient désormais encerclés et en quelque sorte prisonniers de leur victoire, qu'il leur interdisait la route de Kalouga et des riches provinces du Sud au cas où ils tenteraient de s'échapper dans cette direction et qu'enfin il demeurerait prêt à intervenir dès que les circonstances lui offrirait une occasion favorable. Le Tsar qui n'ignorait pas l'immense popularité dont jouissait Koutousov dans les rangs de l'armée qui ne disposait d'aucun général capable de le remplacer, s'était incliné.


On en était là lorsque le 4 octobre dans la soirée, le général Lauriston se présente aux avant-postes et demande à être conduit auprès du commandant en chef. Aussitôt avertis, tous ceux qui se veulent les plus acharnés à la poursuite de la guerre et que nous appellerions aujourd'hui les "faucons" s'agitent. A leur tête se trouve, bien entendu, le général Bennigsen, auquel se joint le commissaire anglais attaché au quartier général russe, sir Robert Wilson, et deux beaux-frères du Tsar, le duc de Wurtemberg et le duc d'Oldenbourg.

Craignant sans doute que la "décrépitude du maréchal ne le rende plus ou moins enclin à la conciliation", ils lui rappellent qu'il a reçu l'ordre formel de ne pas traiter avec l'ennemi et l'invitent, par conséquent, à éconduire l'importun.

"C'est moi qui commande l'armée, leur répond-il, et je sais mieux que quiconque ce qu'exigent les intérêts confiés à ma garde".


Le lendemain matin à 10 heures, Koutousov reçoit le général Lauriston dans l'isba qui lui sert de quartier général. D'entrée de jeu, il affecte une politesse exquise et évoque complaisamment les souvenirs que lui avaient laissé un séjour à Paris accompli quelques années auparavant. Au bout de quelques instants, le Français estime qu'il est temps d'aborder des problèmes plus sérieux.


Après avoir présenté au maréchal une première lettre écrite à son intention, il lui annonce que l'Empereur lui en a confiée une seconde adressée au Tsar devant être remise en mains propres à son destinataire. Koutousov lui répond qu'il ne dispose d'aucun pouvoir l'autorisant à lui accorder un laissez-passer lui permettant de se rendre à Saint-Pétersbourg.


Lauriston ne se laisse pas démonter. A défaut de pouvoir se rendre en personne dans la capitale russe, il serait désireux que la lettre soit acheminée le plus rapidement possible et offre même au courrier chargé de cette mission le libre passage à travers les lignes françaises afin d'abréger sa route. Koutousov remercie mais fait observer à son visiteur que les Russes connaissent assez bien leur pays pour savoir quel chemin il leur fallait emprunter. S'approchant de la fenêtre et montrant la pluie qui, depuis les premières heures de la matinée, ne cesse d'inonder le paysage, il ajoute qu'il serait inhumain de faire partir une estafette par un temps aussi exécrable.


Perdant patience, Lauriston en arrive à l'objet essentiel de sa mission. Le maréchal ne juge t-il pas qu'il est grand temps pour les Russes comme pour les Français qui, les uns et les autres ont fait preuve depuis le début de la campagne d'un courage exemplaire et subi de lourdes pertes, de terminer la guerre ?

"Terminer la guerre, s'étonne Koutousov ? Mais elle n'est pas encore commencée".

Après quelques instants de silence, il reprend : "Je serais maudit par la postérité si l'on me regardait comme le premier moteur d'un accommodement quelconque, car tel est l'esprit actuel de ma nation ... Les Russes considèrent les Français comme les Tartares de Gengis Khan.’’

"Il y a quand même une différence", proteste Lauriston.

"Le peuple russe n'en voit aucune", réplique Koutousov.


En quelques mots, et toujours sans élever la voix, il fait alors comprendre à son interlocuteur qu'il est parfaitement informé des difficultés croissantes que rencontrent chaque jour les Français, des échecs répétés qu'ils viennent d'essuyer en Espagne, du mécontentement qui ne cesse de grandir en Europe.

Lauriston voudrait bien reprendre la maîtrise de la conversation. Il se plaint des "traitements barbares infligés par les paysans russes aux Français qui tombent entre leurs mains ". Toujours avec la même douceur, Koutousov réplique qu'il " était impossible de changer la mentalité de gens qui, depuis deux cents ans, n'avaient pas vu d'envahisseurs".

L'entrevue dure depuis une demi-heure. Lauriston, comprenant enfin que cet échange de vues ne peut mener à rien, demande la permission de se retirer et Koutousov annonce qu'il va le faire accompagner jusqu'aux avant-postes. Le lendemain, le général est de retour à Moscou et va immédiatement se présenter au Kremlin.


Après avoir entendu son rapport, Napoléon veut encore se bercer d'illusions. Il reconnaît que Koutousov est un ennemi implacable, mais qu'il est également un homme d'honneur. Il ne va donc pas manquer de transmettre au Tsar ses offres de paix et n'ose penser qu'elles puissent être rejetées.

"A la réception de ma lettre, prédit t-il, on verra Pétersbourg allumer des Feux de joie !"


Hélas! le temps passe et aucune réponse ne parvient de la capitale russe.

L'Empereur, qui a enfin compris que l'adversaire n'a aucun désir d'ouvrir des pourparlers de paix, se pose une fois encore cette obsédante question : Que faire ?


Le secrétaire d'Etat Daru, chargé de l'administration de la Guerre, tente d'intervenir. Il propose de faire venir des renforts, de transformer Moscou en camp retranché, d'y passer l'hiver et de déclencher une nouvelle offensive au printemps. "C'est un conseil de lion, tranche l'Empereur, mais il est irréalisable car son application consommerait la perte de l'armée".


La seule solution serait évidemment de quitter Moscou avant l'arrivée de la mauvaise saison et de se replier sur Smolensk, peut-être même sur Vitebsk. Mais comment s'en aller sans perdre la face ?

"Cela paraîtrait une fuite ... Cela aurait des répercussions en Europe ... Il ne faut jamais battre en retraite et reconnaître ses propres erreurs. Cela vous ferait perdre l'estime", confie t-il aux membres de son entourage.

Il cherche pourtant une justification à un éventuel abandon de la capitale:

"Moscou n'est pas une position militaire, c'est une position politique".

Le général Caulaincourt, toujours prudent, lui conseille de ne pas perdre de temps : ‘’l'hiver, répète t-il, peut arriver comme une bombe".

"A commencer par vous, répond l'Empereur, tous ceux qui ont été en Russie m'ont fait des contes sur le climat ... A Moscou, l'automne est bien plus doux qu'à Paris ou à Fontainebleau ... Nous aurons encore de beaux jours".


Le 13 octobre, la ville se réveille sous une mince couche de neige qui fondra d'ailleurs rapidement. Sans l'avouer, Napoléon prend cette première manifestation de l'hiver comme un avertissement. Pourtant, pendant plus de dix jours encore, il va hésiter. Des nuits entières, il arpente ses appartements en proie à une vive agitation. A plusieurs reprises, il prend ses dispositions en vue d'une prochaine évacuation de la ville, mais au dernier moment, revient sur sa décision. Cependant, il fait transporter des malades et des blessés à Mojaïsk, donne des ordres pour que des animaux de boucherie soient acheminés de Pologne vers Smolensk et que des stocks de vêtements chauds y soient entreposés. Il fait même descendre à grand renfort d'échafaudages la lourde croix en fer doré qui surmonte le clocher de la chapelle d'Ivan-le-Grand qu'il veut ramener à Paris et faire ériger au sommet du dôme des Invalides. Bien qu'elle se soit brisée au cours de la manœuvre, il en fait charger les morceaux sur un chariot qui prend lui aussi la direction de Smolensk. Malheureusement, cette relique, qui était objet d'une véritable vénération de la part des Moscovites, sera perdue en route et jamais retrouvée.

Dans l'après-midi du 18 octobre, alors qu'il passe en revue dans la cour du Kremlin les divisions du maréchal Ney, il perçoit dans le lointain le bruit d'une canonnade. Dans la soirée, il apprend que les troupes du maréchal Murat fortes d'une vingtaine de mille hommes et qui se trouvaient depuis plusieurs jours au contact des Russes aux environs de Taroutino, avaient été brusquement attaquées par l'ennemi et perdu plus de 2.000 soldats, 36 canons, 50 caissons de munitions et un drapeau.


Cet événement malheureux revêt aux yeux de Napoléon une importance considérable. Pour la première fois, en effet, depuis l'entrée des Français dans Moscou, les Russes venaient de passer à l'offensive et de remporter un succès. Il en déduit que le maréchal Koutousov (il ignore que l'affaire avait été montée contre son gré par le général Bennigsen assisté de quelques généraux particulièrement pressés d'en découdre avec les Français) est parvenu à reconstituer ses forces et pourrait, s'il s'attardait davantage à Moscou, réussir à lui barrer la route de Kalouga qu'il compte emprunter pour gagner Smolensk, de préférence à celle de Mojaïsk qu'il sait dévastée et sans cesse menacée par les Cosaques.


Aussitôt, sa décision est prise : "il faut laver l'affront de cette surprise s'écrie t-il, et surtout qu'on ne puisse pas dire qu'un échec nous a forcés à nous retirer ... Marchons sur Kalouga et malheur à ceux qui se trouveront sur mon passage !’’


Le 19 octobre à sept heures du matin, par un beau soleil d'automne, les premiers Français commencent à quitter la ville. De nombreuses unités ont toujours fière allure, mais beaucoup d'hommes sont mal vêtus, mal chaussés, bien des chevaux paraissent incapables de soutenir un long effort. Napoléon constate lui-même que "sa cavalerie et son artillerie se trament plutôt qu'elles ne marchent". De plus, un nombre incalculable de voitures chargées de butin entravent considérablement la marche de 1'armée. "Bah, dit-il, le premier raid de Cosaques et la fatigue auront raison de tout cela".


A dix heures, il quitte à son tour le Kremlin. Le lendemain et le surlendemain, le morne défilé se poursuit sans interruption. Le 22 octobre, à 1'heure du coucher de soleil, près de 100.000 hommes, Français et alliés, ont abandonné la ville martyre. Seuls sont demeurés sur place les 8.000 hommes du maréchal Mortier auquel l'Empereur a donné l'ordre de miner le palais et les principaux édifices publics encore debout et de les faire sauter avant de se retirer.


A l'heure où les derniers Français franchissent la porte de Kalouga, un Moscovite qui a réussi à tromper leur surveillance, galope dans la nuit et à travers les fondrières en direction du quartier-général de l'armée russe où il parvient au début de la matinée du lendemain. Aussitôt introduit auprès du maréchal Koutousov, il lui annonce la nouvelle.


Le maréchal, assis sur son lit, ne peut en croire ses oreilles : "Raconte-moi ce que tu sais, mon ami, raconte-moi vite. Napoléon a quitté Moscou ? As-tu bien vu ? Est-ce vrai ?"


L'homme recommence son récit. Très ému, Koutousov essuie une larme, puis, tombant à genoux devant l'icône du Sauveur, dit d'une voix étouffée : "Seigneur, Créateur de toutes choses, enfin tu as écouté mes prières. Dès cet instant, la Russie est sauvée".


Elle allait l'être en effet.


Pour barrer la route à Napoléon, Koutousov a massé 85.000 fantassins et 35.000 cavaliers derrière la ville de Malo-Iaroslavets située à une cinquantaine de kilomètres au Nord de Kalouga. La bataille s'engage le 24 octobre. Toute la journée, les combats sont acharnés. La ville va changer de mains à sept reprises et reste enfin en possession des forces du maréchal Davout et du prince Eugène. Dix mille hommes, tués ou blessés, sont tombés au cours de cette effroyable mêlée, 4.000 Français et Italiens, 6.000 Russes.

Napoléon va coucher dans une masure délabrée, non loin du champ de bataille : "Cela devient grave : je bats toujours les Russes, mais cela ne termine rien", reconnaît-il .


Aux premières heures de la matinée du 25 octobre des éclaireurs lui rapportent que les forces de Koutousov s'étaient concentrées aux portes de la citadelle.

Aussitôt, il décide de partir en reconnaissance afin d'apprécier la solidité des positions ennemies. De ses constatations dépendront sa décision: passer à l'attaque ou changer de direction et se porter vers Mojaïsk, c'est-à-dire vers la route par laquelle il est arrivé à Moscou. Il n'ose prononcer le mot de retraite.


Entouré d'une suite peu nombreuse, il se dirige vers Malo-Iaroslavets en ruines.

Soudain, un détachement de cavaliers s'élance aux cris de "Hourrah !", "Sire, ce sont des Cosaques, retirez-vous’’, hurle le général Rapp.


Parfaitement calme, l'Empereur a déjà porté la main à son épée. Heureusement, les dragons de la Garde, alertés par le bruit, chargent et dégagent la petite troupe.


Au cours de la journée, Napoléon poursuit l'inspection du champ de bataille. De retour à sa cabane, il réfléchit et à dix heures du soir demande à ses maréchaux de venir le rejoindre. La réunion qui va se tenir présente d'étranges similitudes avec celle qu'avait présidée le général Koutousov dans l'isba de Fili le jour où il s'était résigné à abandonner Moscou.


Autour d'une mauvaise table, ont pris place les maréchaux Berthier, Murat, Bessières, Davout et le prince Eugène. L'Empereur, très abattu, expose la situation. La discussion s'engage : faut-il livrer une nouvelle bataille pour tenter d'opérer une percée en direction de Kalouga d'où l'on pourra gagner Smolensk en traversant une région jusqu'alors épargnée par la guerre, ou se replier sans combattre sur Mojaïsk et reprendre la route suivie lors de la marche vers Moscou, plus courte que la précédente mais que l'on sait transformée en désert et constamment attaquée par des bandes de partisans. La plupart des participants se disent très impressionnés par la détermination des Russes et évoquent l'épuisement de l'armée. Sans oser se prononcer trop ouvertement, tous pensent que la sagesse serait d'éviter un nouvel affrontement. L'Empereur, qui n'a rien dit, relève la tête et déclare : "C'est bien, Messieurs, je déciderai".


En réalité, sans oser encore le reconnaître, il est déjà résolu: il ne restera pas à la portée de Koutousov et reprendra en vaincu la route qu'il avait suivie en conquérant. Mais, tirant la leçon du raid des Cosaques et en prévision d'un nouveau coup de main de leur part, il demande à son chirurgien, le docteur Yvan, de lui procurer un flacon de poison qu'il portera dorénavant toujours sur lui.


Le 26 octobre, sinistre date de 1'histoire napoléonienne, la retraite commence.

Sur l'ordre de l'Empereur, ce qui reste de la Grande Armée tourne le dos à Malo-laroslavets, "ce champ funeste où s'était arrêtée la conquête du monde", et prend la direction de Borowsk. La colonne s'étire sur de longs kilomètres. Napoléon, affectant l'indifférence, chevauche en tête entouré de sa Garde. Les corps de Murat, de Ney et du prince Eugène viennent ensuite. Le maréchal Davout ferme la marche. D'innombrables chariots tentent de suivre, chargés de blessés et alourdis d'objets de toute sorte. Les traînards, de plus en plus nombreux, sont la proie des incursions de Cosaques ou de partisans. Parmi eux on dénombre des étrangers résidant à Moscou avant le déclenchement de la campagne, souvent accompagnés de leurs femmes et de leurs enfants quelques centaines de prisonniers russes qui, considérés comme des bouches inutiles, seront bientôt massacrés, en représailles, dira t-on, des exécutions commises par les francs-tireurs.


Le moral de la troupe est bas. On avait espéré pouvoir se ravitailler en route, mais on traverse une région désolée, dépourvue de toute ressource. De plus, il commence à faire froid. Le soir le thermomètre descend au-dessous de zéro et les chutes de neige se font plus fréquentes. La nuit, on entend les hurlements des loups et des chiens errants.

On avance pourtant, tant on a hâte d'échapper aux Russes. Le 26 au soir, on entre à Borowsk. Le lendemain, on repart et on arrive à Wereia où on retrouve le maréchal Mortier qui a quitté Moscou le 23 après avoir exécuté les ordres de l'Empereur. On saura par la suite que les mines ont causé des dégâts importants en divers lieux de la capitale, notamment au Kremlin (murailles effondrées en plusieurs endroits, palais des Tsars et églises incendiés, clochers lezardés, arsenal en partie détruit) mais que dans l'ensemble, la pluie ayant mouillé les mèches, et éteint les flammes, les explosions n'ont pas produit l'effet destructeur escompté par Napoléon.


Le 28 octobre, on atteint Mojaïsk et on passe devant un ancien monastère transformé en hôpital où ont été hébergés les blessés et les malades évacués de Moscou. Certains se sont traînés jusqu'aux abords de la route et supplient qu'on les emmène. Napoléon se laisse fléchir, mais la plupart de ces malheureux seront bientôt abandonnés aux détours du chemin.


Le 29 octobre on traverse le champ de bataille de Borodino, toujours jonché de cadavres et survolé par des nuées de corbeaux. A ce spectacle terrifiant, les survivants mesurent la vanité de leur sacrifice et l'inutilité de leurs souffrances. Instinctivement, tous demeurent silencieux et pressent le pas. Le 30, on s'arrête aux environs de Gjiat et le 31 on parvient à Viasma où on va se reposer une journée. Depuis Malo-Iaroslavets, on a parcouru plus de 100 kilomètres !


Pendant ce temps, que fait Koutousov ? En apprenant la décision des Français de ne pas chercher le combat, il s'est senti envahi de joie. "Je pourrais être rempli d'orgueil, écrit-il à sa femme, car je suis le premier devant lequel Napoléon s'est enfui, mais Dieu punit les présomptueux...".


Le général Bennigsen, soutenu par plusieurs généraux, et bien entendu par le commissaire britannique, voudrait que l'on se lançât à la poursuite de Napoléon et que l'on engageât immédiatement la bataille. "Vous ne voulez pas que je me conduise comme un hussard arrogant", réplique le maréchal.


Son but est tout autre. Il sait que les Français sont perdus. Il veut donc éviter de les attaquer de front, ce qui lui ferait courir des risques inutiles et entraînerait sans grand profit la perte de nouvelles vies humaines. Pour parvenir à ses fins, il est bien décidé à les harceler sans trêve ni répit tout en maintenant la cohésion de l'armée que lui a confiée la nation afin de se trouver en mesure, si les événements le lui demandent un jour, de leur porter un coup fatal. Il sait qu'il sera aidé dans sa tâche non seulement par les colonnes de partisans de mieux en mieux organisés, mais par les intempéries et les énormes distances que l'ennemi devra parcourir dans des conditions de plus en plus hasardeuses. En d'autres termes et selon une image significative, il compare volontiers Napoléon à un homme tentant de descendre d'une échelle, tandis qu'à sa droite et à sa gauche, d'autres hommes armés de cognées et de massues s'efforcent d'en briser les barreaux pour le faire tomber.

"Je pense, répète t-il inlassablement à tous ceux qui mettent en doute ses capacités à mener efficacement la lutte contre l'envahisseur, faire beaucoup de mal à Napoléon par la tactique de poursuite parallèle. Je peux ainsi lui couper la route au moment choisi par moi et empêcher son armée de pénétrer dans les provinces épargnées".


En adoptant cette méthode, Koutousov peut-il ignorer qu'il sera en butte à l'impatience et aux critiques de la plupart des membres de son état-major, des ministres, des plus hauts personnages de la Cour et du Tsar en personne ? Certainement pas, mais il semble bien qu'il n'en ait cure. Il se sent responsable devant Dieu et devant l'Histoire de la conduite des opérations et de la vie de ses hommes. On lui a demandé de libérer le territoire national : il le libérera sans se détourner de la voie qu'il a choisie, laissant à la postérité et à elle seule le soin de le juger.

Le commissaire britannique, sir Robert Wilson, est particulièrement furieux. "L'inactivité du maréchal, sa lenteur, sa prudence exagérée, son manque de décision ont plongé les troupes de Votre Majesté dans un désarroi complet, écrit-il au Tsar. Son âge, sa défiance physique peuvent jusqu'à un certain point lui servir d'excuse mais le rendent incapable d'occuper son poste".


Koutousov, qui n'ignore rien de ces manœuvres n'en demeure pas moins fidèle à sa stratégie. Dès qu'il connaît avec certitude la direction prise par l'adversaire, il ordonne donc au général Miloradovitch de le suivre sur son flanc gauche et aux Cosaques du général Platov de se porter sur son flanc droit. Lui-même et le gros de l'armée se contenteront de marcher sur les talons des fuyards. Il prévoit que l'étau pourrait se refermer sur eux aux environs de Viasma.


Effectivement, le 2 novembre le choc a lieu à la sortie de la ville, peu après que les troupes de Napoléon aient repris leur marche en direction de Smolensk. Le corps du prince Eugène, surpris par les Russes, est sur le point de succomber lorsque les forces du maréchal Davout, puis celles du maréchal Ney se portent à son secours. Les assaillants sont obligés de lâcher prise, laissant sur le terrain une partie de leur artillerie. En vain, Miloradovitch fait-il appel à Koutousov qui se trouve non loin de là et dont l'intervention lui aurait peut-être permis d'anéantir l'armée adverse. Mais le maréchal refuse de s'engager dans un combat qu'il estime mal engagé. En conséquence, il ordonne de rompre le contact et de continuer " à côtoyer l'ennemi ". La route est donc libre devant les Français qui ont perdu dans l'affaire près de 4.000 tués ou blessés.


La marche reprend, de plus en plus pénible. Le maréchal Davout, dont les forces ont été très éprouvés par les récents combats, cède la place à l'arrière garde au maréchal Ney. C'est donc lui qui va devoir faire face aux cavaliers de Miloradovitch qui le serrent de près. Les escarmouches seront fréquentes et le maréchal sera souvent obligé de donner l'exemple du courage et de combattre comme un simple troupier.


Le 3 novembre, la neige tombe en abondance et l'armée est obligée de ralentir son allure. Les Cosaques du général Platov en profitent pour lui enlever plus de 400 chevaux et de nombreux fourgons. Dans la nuit du 4 au 5 le thermomètre descend brusquement à moins douze degrés. Les hommes, transis de froid et torturés par la faim, se traînent avec peine. Les chevaux, mal ferrés, nourris avec des écorces et de la paille pourrie, glissent sur le verglas, tombent par centaines et ne peuvent se relever. Ils sont aussitôt dépecés et mangés. La route est ainsi jalonnée de pièces d'artillerie abandonnées, de véhicules de toutes sortes renversés, et surtout de cadavres.


Le 8 novembre, les premières unités françaises pénètrent dans Smolensk. Le 9, Napoléon fait à son tour son entrée dans la ville, suivi les jours suivants par l'ensemble de ses troupes. Sur les 100.000 hommes partis de Moscou quinze jours plus tôt, il n'en reste guère plus de 40.000 en état de porter des armes. La cavalerie est tellement éprouvée que la plupart des officiers ont renoncé à leurs montures pour permettre aux artilleurs de conserver les quelques 200 canons qui leur restent encore.


Napoléon avait nourri l'espoir que l'armée pourrait se reposer à Smolensk et mettre à profit ce répit pour rallier les 30 à 40.000 traînards de toutes nationalités qui s'étaient égaillés le long de la route. A cet effet, il avait, depuis son départ de Moscou, multiplié les recommandations afin qu'y soient accumulées des réserves de vivres et aménagé des cantonnements. C'était oublier que la ville avait été en grande partie détruite lors de son premier passage et que les convois venant de l'arrière étaient sans cesse dispersés par des bandes de partisans.


Aussi sa déception est-elle immense et n'a d'égale que sa fureur lorsqu'il découvre que les magasins ne disposent d'approvisionnements que pour une dizaine de jours, qu'aucun quartier d'hiver n'a été préparé et, qu'à défaut d'hôpitaux, il faut laisser dans les rues, sur les charrettes qui les ont amenés, les blessés et les malades. De plus, le désordre et le pillage prennent de telles proportions qu'il est impossible d'instaurer un semblant de discipline. Toute les tentatives pour ramener un peu d'ordre s'avèrent inopérantes. Aussi, après avoir fait prélever la part qui doit revenir à la Garde qui demeure l'objet de toutes ses attentions, Napoléon décide que les distributeurs ne pourront accorder des rations de vivres qu'aux chefs de corps pouvant justifier de l'importance de leurs effectifs et d'interdire l'accès de la ville à la masse des malheureux ne pouvant faire la preuve de leur appartenance à une unité bien déterminée.


Tandis que l'Empereur espère encore pouvoir prolonger son séjour à Smolensk, l'horizon s'est considérablement assombri. Au Nord-Ouest, les forces du général von Wittgenstein ont bousculé celles du maréchal Oudinot qui occupaient la ville de Polotsk et se sont déjà emparées de Vitebsk, tandis que plus au Sud, l'armée de l'amiral Tchitchakov progresse en direction de Minsk. Un simple regard sur une carte permet de mesurer le danger. Pour gagner la lointaine Vilna, la Grande Armée ­p; ou du moins ce qu'il en reste ­p; est donc obligée d'emprunter non plus la route suivie à l'aller, mais celle d'Orcha et de Borissov où elle devra franchir la Bérézina, un affluent de la rive droite du Dniepr, avant que Wittgenstein et Tchitchakov aient pu réaliser leur jonction.


Il faut donc partir au plus vite, d'autant plus que les forces du général Platov, poursuivant leur "marche parallèle" continuent à progresser et que celles du maréchal Koutousov, après avoir encerclé et détruit à Yelnia la brigade du général Baraguay d'Hilliers, se dirigent vers Krasnoië, situé à mi-chemin entre Smolensk et Orcha. Pour protéger son flanc droit, l'Empereur ordonne au maréchal Victor de se porter au secours du maréchal Oudinot et, sans plus tarder prend ses dispositions pour reprendre la route.


Il quitte la ville le 14 novembre. Derrière la Garde, marchent les forces du prince Eugène suivies de celles du maréchal Davout. En queue de colonne, le maréchal Ney est chargé de protéger l'armée contre les harcèlements des Russes. Le 18, les avant-gardes approchent de Krasnoië. Koutousov qui a pris position au Sud de la ville, se refuse toujours à un engagement général, mais, après le passage de la Garde, lance le corps du général Miloradovitch, soit 20.000 hommes, à l'attaque des unités du prince Eugène fortes de 6.000 hommes seulement. Au terme d'un premier assaut, les Russes l'invitent à capituler. Eugène refuse et la bataille s'engage à nouveau. Après avoir subi de lourdes pertes, le prince pénètre enfin dans Krasnoië en flammes tandis que le maréchal Davout, profitant de la confusion générale, réussit lui aussi à passer.


Par contre, les 10.000 hommes du maréchal Ney qui, conformément aux ordres de l'Empereur, n'ont quitté Smolensk que la veille, vont se heurter à l'ensemble des forces ennemies qui veulent leur barrer la route. Un combat désespéré s'engage sur les pentes du ravin de Lasmina, aux abords même de Krasnoië. Tout comme le prince Eugène, Ney refuse de se rendre et combat à la tête de ses hommes, un fusil à la main. Lorsque la nuit tombe, il résiste toujours. Les Russes, se croyant assurés du succès, commettent alors l'imprudence de relâcher leur effort. Le maréchal, laissant ses feux de bivouac allumés, va profiter de l'obscurité pour s'échapper vers le Nord à travers la forêt, franchir à gué le Dniepr à peine gelé et, au terme d'une lutte épique de trois jours et de trois nuits contre le froid et les Cosaques de Platov parviendront enfin avec un millier d'hommes seulement à rejoindre l'armée aux environs de Orcha. Napoléon, qui l'avait cru perdu, l'accueille avec effusion et, sur sa demande, lui confie à nouveau le commandement de l'arrière-garde.


Une fois encore, en apprenant que le maréchal Koutousov a laissé échapper l'occasion de détruire les forces adverses, le Tsar entre dans une violente colère : "Je vois avec regret, lui écrit-il, que l'espoir de soulager la tristesse générale causée par la perte de Moscou en barrant à l'ennemi la route du retour est totalement perdu. Votre inaction incompréhensible anéantit tous les avantages de notre situation".


Pourtant, malgré le succès apparent que viennent de remporter ses armes, la situation de l'Empereur s'est encore aggravée. Au Nord, l'armée du maréchal Macdonald qui. depuis le début de la campagne, contenait les Russes aux portes de Ripa, a été obligée elle aussi de lâcher prise sous la poussée de l' ennemi renforcé par des unités suédoises et des divisions ramenées du front de Finlande. De son côté, le corps du maréchal Victor, envoyé par l'Empereur pour s'opposer à l'avance du général Wittgenstein a été intercepté par les Russes avant de pouvoir opérer sa jonction avec les troupes du maréchal Oudinot. Il ne reste plus aux deux maréchaux qu'à se replier, chacun de son côté en direction de Rorissov et d'y attendre l'arrivée de Napoléon.


Au Sud, la situation est tout aussi inquiétante. Les avant-gardes de Tchitchakov approchent de Minsk tandis que les Autrichiens du prince Schwarzcnberg, de plus en plus désireux de se retirer de la lutte, ont déjà pris la direction de Varsovie. Seule, la division du général Dombroski, forte de 5.000 hommes, qui occupait jusqu'alors la région de Brobouisk, a pu remonter vers le Nord jusqu'à la hauteur de Borissov et réussi à établir une tête de pont de face de la ville, sur la rive droite de la Bérézina.


Le 20 novembre, Napoléon quitte Orcha à la tête de 35.00 hommes en état de combattre et de 127 canons. Derrière eux, suit une longue cohorte de 20 à 25.000 traînards. Il fait de plus en plus froid et le sol est recouvert d'une épaisse couche de neige gelée qui rend la marche encore plus pénible.

L'Empereur, qui a remplacé sa tenue légendaire par une pelisse de velours vert doublée de zibeline, coiffé d'un bonnet de fourrure couvrant les oreilles et retenu par deux larges rubans noirs noués sous le menton et chaussé des bottes en peau de mouton, parcourt chaque jour plusieurs kilomètres en s'appuyant sur un long bâton ferré.


Il règne un tel désordre dans les rangs de l'armée que les Cosaques n'hésitent plus à s'approcher des bivouacs, à s'emparer des bagages et à sabrer tous ceux qui tentent de les repousser. Napoléon comprend le danger. Seule, sa Garde peut assurer sa sécurité, aussi croit-il le moment venu de lui rappeler ses devoirs. Après avoir fait former le carré, il s'avance au milieu de ceux qui se qualifient eux-mêmes de grognards et, d'une voix brisée, leur lance ce solennel appel : "Grenadiers et chasseurs de ma Garde, vous êtes témoins de la désorganisation de l'armée. Si vous imitiez ce funeste exemple, tout serait perdu.

Le salut de l'armée vous est confié. Vous justifierez la bonne opinion que j'ai de vous. Il faut non seulement que les officiers maintiennent une discipline sévère, mais que les soldats exercent entre eux une rigoureuse surveillance et punissent eux-mêmes ceux qui s'écarteraient de leurs rangs. Je compte sur vous. Jurez de ne pas abandonner votre Empereur".

Un immense cri de "Nous le jurons" suivis de retentissants "Vive l'Empereur" lui répond.


Les hommes, dont beaucoup comptent plus de dix ans de service, se redressent et repartent. Pas un seul instant, jusqu'à la fin de la campagne, ils ne failliront à leur serment. Les Cosaques eux-mêmes leur rendront hommage et éviteront de les affronter. Un de leurs chefs qui eut à plusieurs reprises l'occasion de les approcher, écrira un jour : "La Garde passa parmi nous comme un navire de haut bord armé de cent canons passe parmi les barques de pêcheurs".


La distance qui sépare Orcha de Borissov est près de 120 kilomètres. Le fantôme d'armée que commande Napoléon va la parcourir en trois jours. Les hommes marchent comme des automates. Ceux qui tombent ne peuvent se redresser et meurent sur place. A peine ont-ils fermé les yeux que leurs camarades s'approchent et s'emparent de leurs vêtements, de leurs chaussures et des maigres provisions qu'ils ont parfois réussi à conserver. Le spectacle est hallucinant et cette vision de cauchemar hantera les nuits de tous ceux qui auront la chance d'y survivre.


Napoléon est de plus en plus inquiet. Considérant la gravité de la situation, il confie au général Caulaincourt : " Cette fois, il n'y aura de salut que pour les braves. Si nous franchissons la Bérézina, je suis maître des événements, car les deux corps frais que je vais trouver (ceux de Victor et d'Oudinot) et la Garde suffisent pour battre les Russes. Si on ne peut passer, nous ferons le coup de feu ... Il faut d'avance être prêt à tout détruire afin de ne pas laisser de trophées à l'ennemi. J'aimerais mieux manger avec mes doigts pendant le reste de la campagne que de laisser aux Russes une fourchette à mes armes ... Il faut s'assurer si mes armes et les vôtres sont en bon état car il faudra se battre... ".

Et de conclure : " J'ai assez longtemps fait l'Empereur. Il est temps que je redevienne général ! "


Le 22 novembre, il décide de se débarrasser de la moitié des voitures transportant les bagages et de remettre les chevaux ainsi libérés au parc d'artillerie. Peu après, il ordonne à tous les chefs de corps de faire brûler leurs drapeaux et leurs étendards. Malgré cette douloureuse épreuve, il retrouve un peu de sérénité, peut-être parce que le temps s'est brusquement remis au beau et que la température s'est assez considérablement radoucie. Aux membres de son entourage, il déclare même avant de s'endormir : " J'ai plus de moyens qu'il ne m'en faut pour passer sur le corps des Russes si leurs forces sont le seul obstacle ".

Dans la nuit pourtant il fait appeler Caulaincourt et reconnaît : " Cela devient grave ".


Le 23, il s'installe dans le hameau de Bohr, à une trentaine de kilomètres de Borissov pour y passer la nuit. Ce même jour, vers quatre heures de l'après-midi, les patrouilles de ses avant-gardes aperçoivent au loin à travers un rideau d'arbres une bande d'eau trouble charriant des glaçons et bordée de rives fangeuses. C'est la Bérézina qu'ils viennent d'atteindre un peu au Nord de Borissov et dont le nom allait entrer dans la légende.


Le lendemain, un officier de l'état-major du maréchal Oudinot se présente devant l'Empereur.

" Le maréchal m'a chargé de faire savoir à Votre Majesté que l'armée de l'amiral Tchitchakov est parvenue sur la Bérézina et en garde tous les passages ", annonce t-il.

Napoléon se récrie : " Ce n'est pas vrai ! C'est impossible ! "

‘’L'ennemi, poursuit le messager, occupe le pont de Borissov et se trouve déjà sur la rive gauche de la rivière. La glace est trop faible et on ne peut passer’’.


L'Empereur semble assommé par ce nouveau coup du sort. Il se ressaisit vite et ordonne sur le champ au maréchal Oudinot, auquel le maréchal Victor apportera son appui, de reprendre Borissov coûte que coûte. Malgré la disproportion des forces (8 à 9.000 Franco-Polonais contre 30.000 Russes) l'ennemi sera chassé de la ville, mais en se retirant, a réussi à brûler le pont.


En dépit de cet échec. toutes les conditions semblent réunies pour permettre aux Russes de remporter une éclatante victoire. L'amiral Tchitchakov se maintient toujours solidement sur la rive droite de la Bérézina et paraît en mesure d'en empêcher le passage soit en aval ou en amont de Borissov. Dans le même temps, le général Wittgenstein menace le flanc droit de la Grande Armée.

Au Sud, le maréchal Koutousov qui a traversé la Bérézina à une cinquantaine de kilomètres en aval de Borissov remonte vers le Nord et se porte à la rencontre de l'amiral Tchitchakov. Pour leur part, les généraux Miloradovitch et Platov avancent sur les talons des Français. Cent quarante mille Russes encerclent ainsi les dernières forces de Napoléon.

" Je doute que ce monstre de Bonaparte puisse éviter la mort ou la captivité ", prédit le général russe Vorontzov.


Les Français eux-mêmes ne sont pas éloignés de partager cette opinion : " Si Napoléon se tire d'affaire aujourd'hui, confesse le maréchal Ney, il faut qu'il ait le diable au corps ".


La chance, si toutefois on peut employer ce mot en de semblables circonstances, va pourtant permettre à l'Empereur de sortir de cette souricière. Peu après avoir appris la destruction du pont de Borissov par l'ennemi et alors que la situation semblait désespérée une information va lui redonner quelque espoir. En
effet le jour même, le général Corbineau, commandant la cavalerie légère du corps du maréchal Oudinot qui, depuis la chute de Polotsk cherchait à rejoindre la Grande Armée s'était heurté, sur la rive droite de la Bérézina, aux forces avancées de l'amiral Tchitchakov. Il était parvenu à les repousser, mais avait estimé prudent de traverser la rivière afin de se mettre à l'abri d'une éventuelle contre-attaque. Par un hasard extraordinaire, il avait rencontré à quinze kilomètres au Nord de Borissov un paysan dont le cheval était mouillé jusqu'au poitrail. Celui-ci lui avait fait comprendre qu'il existait non loin de là, en un lieu situé entre les hameaux de Brillowo sur la rive droite et Studianka sur la rive gauche, un gué permettant de gagner l'autre bord. Sans perdre de temps, Corbineau avait formé sa cavalerie en colonne serrée et lui avait ordonné de tenter le passage. En dépit du courant et des glaçons, il n'avait perdu qu'une vingtaine d'hommes sur les 700 qu'il commandait. Il avait aussitôt fait part de sa découverte au maréchal Oudinot qui s'était empressé à son tour d'adresser un rapport à l'Empereur.


Ce dernier interroge : quelle est la largeur de la rivière à l'emplacement du gué?

On lui répond qu'elle n'est pas très large, 30 à 40 toises (40 à 50 mètres) mais qu'elle est bordée de rives marécageuses (aujourd'hui assainies) de telle sorte qu'il faudrait pouvoir construire un pont de 70 à 100 mètres pour la traverser. Napoléon n'hésite pas. De, s ordres sont immédiatement donnés pour que les 400 pontonniers du général de génie Eblé, auxquels se joindront quelques sapeurs du général Chasseloup-Laubat, quittent leurs cantonnements de Lochnitza, près de Borissov et prennent la direction de Studianka. ,, , C’est là qu'ils devront édifier non pas un pont, mais deux, le premier afin de permettre le passage de la troupe, le second celui des fourgons et des pièces d'artillerie.

Partis dans la nuit, ils arrivent à pied d'œuvre au début de l'après-midi du 25.


Fort heureusement le général Eblé avait sauvé de la destruction d'une partie du matériel ordonnée par l'Empereur, six caissons renfermant des outils, des clous, des crampons nécessaires à la construction de ponts de chevalets et deux forges de campagne ainsi que deux voitures transportant du charbon.

Après avoir annoncé à ses hommes que le sort de l'armée reposait entre leurs mains, ceux-ci se mettent aussitôt à l'ouvrage.


Sous la protection de 40 canons de gros calibre, ils préparent des chevalets en utilisant le bois formant l'ossature de la vingtaine de malheureuses isbas composant le hameau de Studianka, forgent des fers pour les lier, entrent jusqu'à la ceinture dans l'eau glacée et commencent à les enfoncer dans le lit de la rivière. Plusieurs d'entre eux, vaincus par le froid et la fatigue, sont emportés par le courant. Les autres, conscients de la responsabilité dont ils sont investis, n'en poursuivent pas moins leur tâche.


Dans la journée Napoléon se rend à Studianka pour reconnaître les lieux et encourager les pontonniers. Il aurait voulu que les ponts fussent achevés le soir même et adresse au général Eblé des reproches grandement immérités : "C'est bien long, général, c'est bien long !"

"Sire, se borne à répondre l'intéressé; mes hommes sont dans l'eau jusqu'au cou. Les glaçons interrompent leur travail. Je n'ai pas de vivres et d'eau-de-vie pour les réchauffer".


Un peu confus, l'Empereur tourne bride et revient à Borissov. Pour donner le change, il parcourt les rives du fleuve entouré des officiers de son état-major et s'arrête longuement devant les piles du pont détruit par les hommes de Tchitchakov. Il se rend un peu en aval, en un lieu appelé Berexino inférieur, comme s'il voulait également étudier la possibilité de traverser la rivière en cet endroit. Puis il regagne Borissov où il s'attarde à nouveau. Son but est clair : il faut " battre l'estrade " afin de fixer les Russes devant la ville et multiplier les démonstrations pour leur faire croire qu'en dépit des risques et des difficultés, il va faire reconstruire le pont à l'emplacement même où il s'élevait quelques jours plus tôt.

Il va parvenir à ses fins au delà de toutes ses espérances. En effet, pour protéger la rive droite de la Bérézina, l'amiral Tchitchakov avait envoyé en face de Studianka une division forte de 6.000 hommes et disposant de 30 pièces d'artillerie placée sous le commandement du général Tchuplitz. Durant toute la journée du 25 novembre, les pontonniers du général Eblé avaient constaté leur présence et redouté que des tirs de boulets ne viennent anéantir leurs efforts, mais les canons du général Tchuplitz étaient demeurés étrangement muets. Le soir, dans la brume, ils avaient encore distingué leur présence, mais au cours de la nuit, la neige qui s'était mise à tomber avait considérablement réduit toute visibilité.


A leur grande stupéfaction, les Français constatent au lever du jour que les Russes sont partis. L'amiral Tchitchakov auquel le maréchal Koutousov avait adressé quelques jours plus tôt cette prophétique mise en garde : "Vous avez affaire à Napoléon, général du plus grand génie : il fera certainement une démonstration de passage en un point pour attirer votre attention tandis qu'il l'effectuera en un point opposé", avait cru suivre les recommandations de "vigilance et de prudence" que lui avait ainsi prodiguées le commandant en chef en concentrant ses forces en face de Borissov où les Français paraissaient s'agiter activement, ne laissant en face de Studianka que quelques pelotons de Cosaques chargés d'opérer des reconnaissances.


Les hommes du général Eblé n'en croient pas leurs yeux et poussent des cris de joie. Le maréchal Oudinot, après être venu en personne se rendre compte de ce renversement de situation court avertir l'Empereur qui vient d'arriver à Studianka.

"Sire, les Russes ont levé le camp et quitté leurs positions", s'écrie t-il !


Napoléon s'avance jusqu'au bord de la rivière, inspecte la rive opposée avec sa longue-vue et s'exclame : "J'ai trompé l'amiral !"


Il comprend qu'il faut sans perdre de temps occuper le terrain que les Russes viennent d'abandonner. Bien que les pontonniers et les sapeurs aient travaillé toute la nuit à la lueur de torches en n'absorbant qu'un peu de bouillie sans sel,

le premier pont n'est pas encore terminé. L'Empereur ordonne alors aux cavaliers du général Corbineau ayant chacun un voltigeur en croupe d'entrer dans l'eau et de traverser la rivière. Deux heures plus tard, quatre cents hommes se trouvent déjà sur la rive opposée. Ils sont bientôt rejoints par les rescapés de la division Dombroski transportés sur des radeaux. Après un bref échange de coups de feu avec les quelques Russes demeurés sur place, ils restent maîtres de la situation.


A la fin de la matinée le général Eblé autorise les premiers contingents à emprunter le pont et les 9.000 hommes du corps du maréchal Oudinot passent sans encombre. Vers quatre heures de l'après-midi, le deuxième pont est ouvert et les convois d'artillerie peuvent à leur tour s'engager. Certes, ce ne sont pas des ouvrages d'art, le plancher qui les recouvre est loin de présenter une surface continue, par endroits même il s'enfonce au dessous du niveau de l'eau.

Plus grave encore, les blocs de glace charriés par le courant viennent ébranler les chevalets qui le soutiennent et les ouvrages si péniblement édifiés s'effondrent. Mais les pontonniers veillent et au moindre incident se précipitent dans l'eau pour réparer les dégâts.


Toute la journée, Napoléon surveille le passage de ses troupes qui ne s'arrête qu'à la tombée de la nuit. Pendant qu'il se repose dans la seule maison de Studianka possédant encore un toit, près de 40.000 traînards campent sur la rive gauche de la rivière. La foret voisine leur a permis de trouver du bois et fascinés par les flammes, ils demeurent accroupis devant de mauvais feux de bivouac. Pas un instant, ils ne songent à emprunter les ponts demeurés libres toute la nuit pour gagner l'autre rive.


Ce n'est qu'avec le lever du jour qu'ils prennent enfin conscience du danger et se bousculent pour traverser la rivière. Mais Napoléon donne l'ordre de les refouler la priorité devant être réservée à l'armée. Le 27 novembre, à dix heures du matin, la Garde passe, suivie des corps du maréchal Ney et de celui du prince Eugène, puis de ceux du maréchal Davout, des généraux Poniatowski et Junot.

Peu après, l'Empereur passe à son tour.


Les Russes se sont enfin ressaisis et toute la journée du 28, la bataille va faire rage. Au Nord, les forces du général von Wittgenstein sont passées à l'attaque mais ont été non seulement contenues mais refoulées par la cavalerie du général Victor. Plus au Sud, les généraux Platov et Miloradovitch tentent de s'emparer de la ville de Borissov défendue par les 4.000 hommes de la division du général Partournaux. Enfin, l'amiral Tchitchakov, comprenant un peu tard son erreur, fait remonter les 27.000 hommes dont il dispose le long de la rive droite de la Bérézina mais se heurte à la résistance des combattants du maréchal Oudinot, bientôt appuyés par ceux des maréchaux Ney et Mortier. Seules les forces du maréchal Koutousov demeurent curieusement inactives. Pourtant, leur arrivée sur le champ de bataille aurait pu se révéler décisive et permettre aux Russes de remporter une grande victoire. Mais, comme il le dira plus tard, il pensait que les forces de ses lieutenants étaient amplement suffisantes pour écraser les restes de la Grande Armée: "De toutes façons, ajoutera t-il pour se justifier, les Français étaient perdus et si nous nous étions épuisés nous-mêmes, avec quoi aurions-nous pu atteindre la frontière ? Nous ne pouvions montrer à l'Europe une armée qui n'aurait été qu'un troupeau de vagabonds".


On oublie sans doute un peu trop volontiers que les Russes, tout comme les Français et leurs alliés. avaient eux aussi beaucoup souffert du froid et de la faim au cours de leur "marche parallèle" et que leurs effectifs avaient considérablement fondu. On doit cependant reconnaître que Koutousov, dans son souci de ménager à tout prix ses soldats. avait peut-être, comme ne manqueront pas de le faire remarquer, de nombreux historiens, laisser passer l'occasion d'infliger au plus grand capitaine de tous les temps une défaite irrémédiable.


Le 29 novembre, lorsque le jour se lève, la bataille est pratiquement terminée.

Malgré l'héroïque résistance française qui a permis à la quasi totalité des hommes en état de porter les armes de traverser la rivière, les Russes avancent sur tous les fronts. La veille, les troupes de l'amiral TchitchaLov, après avoir repris pied sur la rive gauche de la Bérézina en face de Borissov, ont obligé les quatre cents survivants de la division Partournaux à déposer les armes et progressent désormais en direction de Studianka. Seul, le corps du maréchal Mortier continue à s'opposer à leur avance. Estimant qu'il ne pourra plus tenir longtemps, le maréchal donne l'ordre à ses troupes de se replier. A neuf heures (et non à sept heures comme l'avait prescrit Napoléon), alors que les Cosaques commencent à dévaler vers le berges, les pontonniers du général Eblé exécutent l'ordre de mettre le feu aux deux ponts.


Huit à dix mille traînards, éclopés ou invalides, qui, ainsi qu'ils l'avaient fait la veille, ont refusé de profiter de l'obscurité pour s'échapper, se trouvent encore sur la rive gauche de la Bérézina au milieu d'un indescriptible enchevêtrement de chevaux, de calèches, de caissons, de canons, de fourgons éventrés, d'où s'échappent les objets les plus divers, fourrures, chasubles brodées, coffrets remplis de bijoux et de pierres précieuses, gravures, livres, vaisselle d'or et d'argent et même de la porcelaine. Quelques-uns de ces malheureux se jettent à 1'eau mais sont rapidement emportés par le courant. Les autres tombent aux mains des Russes. Ceux qui peuvent encore marcher seront faits prisonniers, les autres, purement et simplement massacrés.


Tandis que s'achève un drame que tous les manuels d'histoire présentent comme un des épisodes les plus sombres de notre histoire militaire, 15 à 18.000 hommes fuient dans la nuit et la neige à travers les marais de Zembin, en direction de Kalen. L'Empereur, de plus en plus songeur, se trouve au milieu d'eux. Il mesure dans toute son ampleur le caractère désespéré de la retraite, mais ne peut s'empêcher de trouver une mince consolation en pensant que son génie et sa détermination lui ont permis d'éviter le pire.


Comme l'écrira un jour un de ses plus implacables ennemis, le général prussien Clausewitz : "il avait à la Bérézina non seulement sauvé son honneur, mais acquis une nouvelle gloire".

 
La suite de la campagne est une agonie. Subitement, après le redoux des jours précédents, la température tombe brusquement jusqu'à atteindre 20° et même 30° sous zéro. L'estomac et la tête vides, le visage tuméfié par le froid, les mains et les pieds souvent gelés, couverts de haillons et rongés de vermine, les malheureux rescapés ne songent qu'à gagner Vilna situé à 250 kilomètres où ils espèrent trouver des vivres et se reposer. Koutousov les suit à deux ou trois journées de marche et organise la poursuite afin de les encercler dans la ville si bien qu'à peine arrivés dans l'ancienne capitale de la Lituallie après 10 jours d'abominables souffrances, ils seront à nouveau obligés de reprendre la route.

Leur objectif est désormais Kowno.


Partis de Vilna le 10 décembre quelques milliers d'hommes épuisés arrivent à Kowno le 12. Le 16, toujours sous la pression des Russes, ils repassent le Niemen qu'ils avaient franchi cinq mois plus tôt, musiques en tête et drapeaux déployés. Il ne reste plus désormais aucun soldat étranger sur le sol de la Sainte-Russie. Le maréchal Koutousov estime donc atteint son objectif et le Tsar, qui n'avait cessé de lui reprocher sa mollesse et son inertie, se croit cependant obligé de lui remettre la plus haute distinction militaire russe, la Croix de Saint-Georges de première classe et de le faire prince de Smoletisk.


Le 5 décembre, alors qu'il se trouvait à Smorgani, petite localité située à mi-chemin entre la Bérézina et Vilna, Napoléon avait brusquement quitté l'armée.

Depuis près d'un mois, il savait qu'à Paris un récidiviste de la rébellion, un certain général Mallet, avait tenté de renverser le régime impérial en annonçant que son chef était mort au cours de la retraite, et était demeuré maître de la capitale pendant quelques heures, après avoir entraîné à sa suite deux régiments et mis en état d'arrestation le ministre de la Police, le général Savary, et le préfet de Police, Pasquier. Il pressentait également que la publication du 290 Bulletin de la Grande Armée par lequel il annonçait à ses sujets le désastre qu'il venait d'essayer et les pertes effroyables qu'il avait subi provoquerait dans tout le pays de redoutables remous. Pour ces raisons, il avait donc estimé que sa présence à Paris était nécessaire pour rassurer ses sujets et raffermir son pouvoir.


Ce n'était pas tout. L'Empereur mesurait pleinement les conséquences que ce terrible échec allait provoquer dans l'Europe toute entière. La récente défection des Prussiens survenant quelques jours seulement après celle des Autrichiens lui faisait pressentir que l'Allemagne risquait dans un avenir plus ou moins proche, de se soulever en masse. Aussi. à peine était-il sorti ­p; et dans quel état ­p; du guêpier russe que la menace d'une prochaine guerre se profilait déjà à l'horizon. Pour faire face à ce danger, il allait donc falloir lever au plus vite de nouvelles troupes, les armer les instruire, les encadrer et lui seul était capable de mener à bien une telle entreprise. Ses maréchaux, auxquels il avait fait part de ses inquiétudes, s'étaient rangés à cette opinion et avaient approuvé son départ.


Avant de s'éloigner, l'Empereur avait transmis le commandement au maréchal Murat. Il ne pouvait faire de plus mauvais choix car le roi de Naples ne songeait qu'à regagner son royaume au plus tôt pour tenter de sauver son trône. Le prince Eugène allait lui succéder, mais en dépit de toute sa bonne volonté et son sens du devoir, il ne pourra renverser le cours des événements.


Napoléon portera lui-même ce jugement sur cette désastreuse campagne: " Cette guerre de Russie, reconnaîtra t-il peu après son retour à Paris, était une mauvaise affaire. Je me suis trompé non sur son but et son opportunité politique, mais sur la manière de la faire ... Je suis allé à Moscou, j'ai cru y signer la paix. J'y suis resté trop longtemps. J'ai cru obtenir en un an ce qui ne devait être exécuté qu'en deux campagnes...".

Et, comme s'il ne pouvait imaginer que le glas de l'Empire avait déjà commencé de sonner, il ajoutera : "J'ai fait une grande faute, mais j'aurai les moyens de la réparer".


Un proche avenir allait lui enlever ses dernières illusions. Deux ans plus tard, en effet, succombant sous le poids de l'Europe entière coalisée contre lui, Napoléon était obligé d'abdiquer.

 

Revue : Revue du Souvenir Napoléonien

Numéro : 354

Mois : août

Année : 1987

Pages : 13-32