(Article
de Paul GANIÈRE )
En
dépit des 200.000 soldats qu'il avait dû laisser en Espagne (ses meilleures troupes)
les forces réunies par Napoléon avant l'entrée en campagne contre la Russie se
composaient de 492.000 fantassins, de 96.000 cavaliers, de 20.000 pontonniers
et sapeurs, soit un total de 608.000 hommes, parmi lesquels on dénombrait
150.000 Français seulement. Elles disposaient de 1.242 pièces de campagne et de
130 canons de siège et se déployaient sur une ligne s'étendant de Koenigsberg
(aujourd'hui Kaliningrad) au Nord, à Lemberg (aujourd'hui Lvov) au Sud. C'était
la plus forte armée que l'Empereur eût jamais commandée.
Le manque de cohésion résultant de l'extrême diversité des contingents dont
était composée cette masse énorme, la haine que certains d'entre eux
nourrissaient à l'égard de la France et des Français (notamment les 30.000
Autrichiens commandés par le prince Schwarzenberg et les 20.000 Prussiens
placés sous les ordres du général York) constituaient incontestablement un
facteur de faiblesse et une menace au cas où les événements ne tourneraient pas
en faveur de leur chef suprême. Par contre, celui-ci était entouré de chefs de
corps ayant fait leurs preuves: les maréchaux Davout, Bessières, Mortier,
Augereau, Victor, Ney, Murat, Macdonald, les généraux Gouvion Saint-Cyr,
Grouchy, Claparède, Vandamme, Latour-Maubourg, Nansouty, Montbrun, Reynier,
Poniatowski. Malheureusement, cédant à son souci de favoriser les membres de sa
famille qui lui avait déjà causé bien des déboires, il avait commis
l'imprudence de mettre à la tête de trois corps d'armée son frère Jérôme, roi
de Wesphalie, âgé de vingt-huit ans et qui n'avait jamais assumé une telle
responsabilité, et de confier le commandement de deux autres corps à son
beau-fils Eugène, vice-roi d'Italie âgé de trente et un ans, réputé assez
médiocre stratège mais qui, tout au long de la campagne saura compenser cette
insuffisance par un grand courage et un dévouement exemplaire.
A maintes reprises, Napoléon avait répété qu'il ne nourrissait aucune hostilité
à l'égard du peuple russe et de son souverain, qu'il ne revendiquait aucune de
leurs provinces et n'avait nullement l'intention de les abaisser. La guerre
qu'il entreprend est donc une guerre purement politique, destinée à faire
revenir le Tsar aux sentiments qu'il avait exprimés cinq ans plus tôt au
lendemain de la bataille de Friedland. Il importe donc d'attaquer de front ses
forces, de leur porter au plus vite un ou plusieurs coups décisifs qui
l'obligeront à demander la paix et à conclure un nouveau traité d'alliance.
Conscient de sa supériorité numérique et tactique, il pense que l'affaire sera
terminée en vingt jours, un mois tout au plus. Dès lors, Russes et Français, de
nouveau unis comme ils l'avaient été après la signature des accords de Tilsitt,
se trouveront en mesure de reprendre le projet d'une commune expédition en
Orient afin de mettre définitivement l'Angleterre à genoux et de donner à
l'Empereur une stature mondiale. Des cartes du Caucase et de l'Inde découvertes
plus tard dans les bagages de l'état-major impérial viendront étayer cette
hypothèse.
Pour défendre les frontières de son empire, le Tsar ne dispose que de 257.000
hommes bien entraînés, disciplinés, prêts à se faire tuer pour la Sainte Russie
possédant un excellent armement, notamment plus de 1.600 pièces d'artillerie.
Ces
troupes, réparties en plu sieurs corps d'armée comportant chacun deux divisions
d'infanterie et une de cavalerie sont placées sous la responsabilité du général
Barclay-de-Tolly,
alors âgé de 51 ans, considéré comme un remarquable tacticien et qui, depuis
1810 avait supplanté le généra Araktcheïev dans les fonctions de ministre de la
Guerre. A ces forces, il convient d'ajouter un corps de 40.000 hommes en
formation devant Riga chargé, sous le commandement du général von Wittgenstein,
prince allemand passé au service de la Russie, de protéger Saint-Pétersbourg.
Très vite, Alexandre et ses généraux comprennent que cette armée serait dans
l'incapacité de résister aux 600.000 soldats de Napoléon et serait très
rapidement menacée d'encerclement. Il faut donc adopter un plan permettant de
suppléer à cette infériorité numérique. Cette tâche sera confiée au général
prussien von Pfühl que le Tsar considère comme "son directeur de
conscience militaire".
Pfühl, comme beaucoup de généraux de l'entourage d'Alexandre, estime que
l'immensité du territoire russe et la rigueur de son climat constituent des
armes redoutables qu'il importe d'utiliser. En conséquence, il considère que la
seule tactique à adopter consiste à se retirer devant l'ennemi en livrant une
série de combats ponctuels pour retarder sa marche, de tout détruire sur son
passage pour le démoraliser, de se retrancher sur des positions préparées à
l'avance et d'y attendre que le terrible hiver russe ait fini de l'épuiser pour
passer à l'offensive et le repousser hors du territoire national. Le Tsar avait
hésité quelque temps avant de se ranger à ces propositions qui vouaient à la
ruine plusieurs provinces de son empire. Il s'y était enfin résigné et avait
demande au général Pfühl de donner forme à son plan.
Selon
ce dernier, les forces échelonnées aux frontières devaient être scindées en
trois armées. La première, dite Première Armée d'Occident, forte de 130.000
hommes, et placée sous les ordres du général Barclay-de-Tolly couvrirait la rive droite du Niemen,
des rivages de la mer Baltique jusqu'aux abords de la ville de Grodno. Ne
doutant pas que l'effort principal de la Grande Armée se porterait sur cette
ligne, elle devrait se replier, sans pourtant cesser de combattre, en direction
de Drissa, sur la Dwina, où aurait été aménagé un solide camp retranché. En partant
de cette base, elle pourrait, le moment venu, passer à l'offensive et repousser
l'agresseur sur ses positions de départ.
La seconde armée, dite Armée Auxiliaire d'Occident, ne devait compter que
65.000 hommes parmi lesquels figuraient les 3.500 Cosaques placés sous les
ordres de l'hetman Platov. Elle serait commandée par le général Bagration, âgé
de quarante-sept ans, issu d'une famille d'origine géorgienne. Dans la pensée
de Pfühl, cette force, échelonnée sur une ligne s'étendant de Grodno à Walkowisk,
sur le Bug, devait demeurer sur ses positions tandis que les unités de Barclay-de-Tolly se retireraient en
direction du camp de Drissa et prendre à revers les Français et leurs alliés
lorsque ceux-ci auraient amorcé leur mouvement de retraite.
Plus
au Sud, séparée des deux précédentes par les marais de Pinsk ou du Pripet,
serait stationnée autour de la ville de Dugno, l'armée de réserve ou de Galicie,
forte de 40.000 hommes et commandée par le général Tormassov. Son rôle
consisterait à barrer à l'ennemi la route de Jitomir, capitale de la riche
province de Volhynie, et par là même de Moscou, au cas où l'ennemi tenterait de
gagner la vieille capitale de l'Empire par le Sud.
En
outre, le haut commandement russe savait que ce dispositif serait renforcé, dès
que les accords avec la Suède seraient signés et que la signature de la paix
avec la Turquie deviendrait un fait accompli par l'arrivée au Nord des 15.000
hommes du général Steingell et au Sud des 15.000 hommes de l'amiral Tchitchakov
retenus respectivement jusqu'alors les premiers sur le front de Finlande et les
seconds sur les rives du Danube. On ne saurait oublier enfin les volontaires
des milices populaires, plus ou moins bien armés, mais fermement décidés à
harceler les arrières de l'envahisseur et à couper ses lignes de communication.
Fort curieusement, cette armée ne possédait pas de commandement unique et les
chefs d'unités qui la composaient disposaient d'une large liberté de manœuvre
dans le cadre de la stratégie générale préconisée par le général von Pfühl.
Cette
particularité lui conférait une incontestable faiblesse et le Tsar, qui rêvait
d'apparaître non seulement comme le sauveur de son peuple mais celui de
l'Europe toute entière, songea dans un premier temps à y remédier en se portant
en personne à la tête.
Passant outre aux recommandations des membres de son entourage, en particulier de
sa sœur Catherine qui lui rappela fort opportunément qu'il était chef d'Etat et
non pas chef d'Armée et n'avait pas le droit, en s'exposant à commettre une
erreur, d'anéantir la confiance que lui portaient ses sujets, il quitta
Saint-Pétersbourg le 21 avril 1812 pour se rendre à Vilna (aujourd'hui Vilnius)
où Barclay-de-Tolly
avait établi son quartier-général. Bien qu'aux termes des lots et règlements en
vigueur dans l'armée russe, l'arrivée du souverain parmi ses troupes dégageait
la responsabilité de leurs chefs dans la conduite des opérations, il avait pris
rapidement conscience de son inexpérience militaire et s'était résigné à faire
savoir aux intéressés qu'il se trouvait à leurs côtés en simple observateur et
n'avait nullement l'intention, jusqu'à nouvel ordre, d'apporter des
modifications dans leurs attributions respectives. Pourtant et en dépit de
cette sage décision, il n'avait pu s'empêcher par la suite de dispenser à ses
généraux des conseils que ceux-ci ne pouvaient tenir que pour des ordres, ce
qui devait engendrer entre les membres de son état-major personnel et ceux de
ses subordonnés un climat d'intrigue et de rivalité préjudiciable au bon
fonctionnement des principaux services.
Les
24, 25 et 26 juin, la masse principale de la Grande Armée, soit environ 300.000
hommes, traverse le Niemen près de Kovno sur trois ponts de bateaux. Si ce
n'étaient quelques coups de feu isolés, des galops de Cosaques, des volutes de
fumée s'élevant au-dessus de chaumières en flammes, on oublierait presque que
l'on est en guerre car les forces ennemies semblent s'être évanouies.
Lourdement
chargés, les fantassins se portent en direction de Vilna, situé à une centaine
de kilomètres du Niemen. La marche est difficile car de récents orages
consécutifs à la chaleur accablante des jours précédents, ont transformés les
chemins en bourbiers. Le ravitaillement arrive mal et les maigres ressources
découvertes dans les villages abandonnés par leurs habitants sont vite
épuisées. De nombreux chevaux, nourris de blé vert mêlé à la paille arrachée
aux toits des chaumines, sont atteints de dysenterie et meurent. Déjà, les
maraudeurs et les déserteurs se comptent par milliers.
Après avoir passé la nuit du 26 au 27 juin à Kovno (aujourd'hui Kaunas),
Napoléon fait son entrée dans Vilna le 28 juin et va occuper l'ancien palais
épiscopal que le Tsar avait quitté la veille. Avant de se retirer, les Russes
ont détruit les approvisionnements et fait sauter les ponts franchissant les
rivières Wulja et Milejka qui traversent la ville. Par contre, une partie de la
population, en costume national lithuanien et bannières déployées, s'est portée
au devant des Français dans l'espoir que l'Empereur rétablira la Pologne dans
ses anciennes limites. Mais celui-ci a bien d'autres soucis en tête et se garde
de formuler la moindre promesse.
Le lendemain, Napoléon reçoit la visite du ministre de la Police russe, le
général Balachov, porteur d'une lettre personnelle du Tsar qui se dit disposé à
l'ouverture immédiate de négociations en vue de conclure un accord entre son
pays et la France, à la seule condition que les troupes étrangères se retirent
au-delà de la frontière. En faisant ces propositions qui revêtaient en fait la
forme d'un véritable ultimatum, Alexandre tenait à faire savoir à l'Europe que
la Russie n'était pas responsable de la guerre et qu'il avait, pour sa part,
multiplié les efforts pour en prévenir les désastreuses conséquences. Comme on
pouvait s'y attendre, Napoléon interprète les propos de son adversaire comme
une manifestation d'inquiétude et répond qu'il ne peut se prêter à de telles
exigences. Il n'en aura pas moins plusieurs entrevues avec le général Balachov,
qu'il retient même à dîner. Au cours de ces conversations, il aborde tous les
sujets ayant trait à la situation politique de l'Europe. Alors qu'il évoque la
solitude de la Russie qui, dit-il, ne peut compter sur aucun allié, Balachov
réplique que le Tsar est prêt à signer un traité d'alliance avec l'Angleterre
en cas d'échec de sa mission. Napoléon se contente de hausser les épaules.
A une question ayant trait au déroulement des opérations, le ministre du Tsar répond
avec calme: "Puisque Votre Majesté me permet d'aborder ce sujet, j'ose
prédire que vous entreprenez, Sire, une campagne effroyable. Ce sera la guerre
de toute une nation qui représente une masse redoutable. Le soldat russe est
brave et le peuple est attaché à sa patrie".
A
aucun moment, Balachov ne se laisse démonter par la certitude que l'Empereur
affiche dans la victoire de ses armes. Lorsque ce dernier s'indigne de voir ses
adversaires refuser le combat, il riposte: "Les Français n'ont pas de quoi
se réjouir de ce que nous nous retirons. C'est pour leur perte... Nous
reviendrons prendre ce que nous abandonnons à présent en le dévastant et en les
affamant".
Alors
que l'Empereur s'étonne du nombre d'églises qu'il découvre dans les villes et
les villages occupés, Balachov déclare: "Sire, c'est que le peuple russe
croit en Dieu... comme les Espagnols. Enfin on assure qu'à la question:
"Quel est le plus court chemin pour se rendre à Moscou"? Balachov
aurait simplement rétorqué faisant allusion à la défaite subie par les armées
suédoises en 1709 devant celles de Pierre-le-Grand: "Il y en a plusieurs,
Sire. Charles XII avait choisi celui de Poltava".
Napoléon
va rester à Vilna du 28 juin au 16 juillet, soit 18 jours, délai jugé trop long
par tous les spécialistes de l'art militaire. Pendant ce séjour, il n'a
cependant pas perdu son temps: organisation des territoires occupés,
installation d'hôpitaux pour l'hébergement des nombreux malades, constitution
de dépôts de vivres et de matériel, instauration de mesures draconiennes à
l'encontre des pillards.
Quelle
est alors la situation de la Grande Armée? Au Nord, le corps du maréchal
Macdonald, composé essentiellement de Prussiens et de Polonais a franchi le
Niemen aux environs de Tilsitt et mis le siège, au terme d'une promenade
militaire de 250 kilomètres, devant les villes de Mittau et Riga. Un peu plus
au Sud, les forces du général Wittgenstein se sont concentrées autour de Dunabourg
(aujourd'hui Dvinsk) sur la Dwina, tandis que celles de Barclay-de-Tolly reculent
précipitamment en direction du camp de Drissa.
Ce
que les Russes n'avaient pas prévu, c'était que Napoléon pousserait son
offensive non seulement sur les troupes de la Première Armée d'Occident, mais
également sur l'Armée Auxiliaire du général Bagration. Dès lors, ce dernier,
dont la mission, selon les prévisions du plan Pfühl, était d'attendre le moment
favorable pour attaquer le flanc droit des Français s'était trouvé dans une
position délicate. Craignant de ne pouvoir opérer sa retraite en direction de
Borissof, sur la Berezina, en raison de l'avantage rapide des troupes du
maréchal Ney, il va tenter de s'échapper en empruntant la route de Bobrouisk,
située plus au Sud.
Cette situation n'échappe pas à Napoléon qui ordonne aux 70.000 hommes du
maréchal Davout de gagner Minsk le plus rapidement possible pour intercepter
les fuyards. Dans le même temps, les forces du général Poniatowski (35.000
hommes) et celles de son frère Jérôme (16.000 hommes) qui se trouvent encore
sur les rives du Niemen et auxquelles se joindront les 15.000 cavaliers des
généraux Grouchy et Latour-Maubourg se lanceront à leur poursuite. Cerné de
toutes parts, les 65.000 hommes de Bagration seront contraints à la destruction
ou à la capitulation. Napoléon pourra alors porter tous ses efforts sur l'armée
du général de Tolly et espérer remporter ainsi une victoire décisive trois
semaines seulement après l'ouverture des hostilités.
Obeïssant
à cet ordre, le maréchal Davout, après une marche épuisante de 400 kilomètres
accomplie en quatorze jours, atteint Minsk le 8 juillet. Mais le roi Jérôme,
qui n'a pas saisi l'importance de la mission qui lui était confiée, ne franchit
le Niemen que le 4 juillet seulement et va s'attarder pendant six jours à
Grodno. Cette insouciance exaspère Napoléon qui l'accuse "de compromettre
tout le succès de sa campagne de droite".
Jérôme se décide enfin à quitter Grodno et part sur les traces de Bagration,
mais au lieu de le poursuivre "l'épée dans les reins" comme le
voudrait son auguste frère, se contente d'envoyer ses avant-gardes à sa
rencontre. Rendu furieux par tant de mollesse et d'incompétence, l'Empereur se
résigne à mettre le coupable sous les ordres du maréchal Davout "en tant
que le plus ancien général". Il espère encore que celui-ci, désormais
maître de ses mouvements, parviendra à temps à Mohilev, situé à l'Est de Minsk
et au Nord de Bobrouisk, pour barrer la route de Bagration. Mais dans une
guerre de mouvement, le temps perdu ne se rattrape jamais et les Russes sont
parvenus à s'échapper.
Destitué,
humilié, mortifié par les reproches que lui fait adresser l'Empereur, Jérôme
demande à quitter l'armée. Le 16 juillet, sans même attendre la réponse de son
frère et sous prétexte qu'en cas de débarquement toujours possible de troupes
anglaises en Allemagne sa présence dans sa capitale pourrait s'avérer utile, il
abandonne son quartier-général et prend la route de Cassel. Pour éviter le
scandale, Napoléon couvrira cette défection en annonçant que le roi de
Wesphalie a été obligé de regagner ses Etats "pour raison de santé".
Dès qu'il avait compris que la manœuvre tentée contre le général Bagration
était vouée à l'échec, Napoléon en avait imaginé une autre, consistant cette
fois à surprendre et à contourner les camps russes de Dunabourg et de Drissa
afin de s'ouvrir la route de Saint-Pétersbourg. Devant cette menace, Barclay-de-Tolly mesurant la
précarité de la position dans laquelle l'avait placé l'application du plan
Pfühl, rassemble ses armées, évacue les camps retranchés et se dirige
précipitamment vers Vitebsk afin de se porter à la rencontre du corps du
général Bagration.
Napoléon,
averti de ses intentions, charge le maréchal Murat et le prince Eugène de le
précéder à Vitebsk et d'occuper solidement la ville afin d'empêcher la jonction
des armées ennemies. Mais les deux hommes sont arrêtés dans leur avance devant
la petite ville d'Ostrowno située à 28 kilomètres au Sud de Vitebsk par un fort
détachement adverse. Le combat dure toute la journée du 25 juillet et ne cesse
qu'à la tombée de la nuit.
Lorsqu'il
arrive sur place, l'Empereur aperçoit les feux de bivouac des Russes qui
semblent décidés à interdire l'accès de la ville. Il en éprouve un évident
soulagement:
"Enfin,
annonce t-il aux membres de son entourage, on va pouvoir se battre" !
Mais
dans le courant de la nuit, Barclay-de-Tolly
ayant appris que Bagration se dirigeait non pas sur Vitebsk mais sur Smolensk,
a levé le camp, ne laissant sur place qu'un faible rideau de troupes. Le
lendemain, après un bref combat, les Français font leur entrée dans Vitebsk,
presque vide de ses habitants et ravagée par un gigantesque incendie.
Le soir même, Napoléon réunit ses maréchaux et tient un véritable conseil de
guerre. Que faire ? Les détachements de cavalerie envoyés en reconnaissance aux
abords de la ville n'ont pu déterminer avec précision la direction prise par Barclay-de-Tolly, mais chacun
s'accorde pour penser qu'il tente probablement de se retrancher devant
Smolensk. Faut-il se lancer à sa poursuite et l'attaquer avant qu'il n'ait fait
sa jonction avec les forces de Bagration? Napoléon convient qu'une telle
victoire, suivie de l'occupation de la "Ville Sainte" pourrait avoir
sur l'opinion russe un grand retentissement et ouvrirait à la Grande Armée les
portes de Moscou. Force lui est cependant de reconnaître que la situation de
l'armée, déjà très éprouvée par les fatigues des précédentes semaines, serait
bien délicate si l'ennemi refusait encore une fois le combat et continuait à se
retirer après avoir dévasté le pays.
La
sagesse ne commanderait-elle pas d'interrompre momentanément cette campagne
étrange, d'organiser politiquement la Lithuanie et la Russie Blanche, de
fortifier les positions conquises qui s'étendent de Riga au Nord à Kobryn au
Sud en passant par Vitebsk, Orcha, Mohilef, Borbouisk, laisser souffler la
troupe et compléter ses armements, consolider les voies de communication avec
l'arrière, construire des hôpitaux et des entrepôts, et attendre que le Tsar se
décide enfin à demander la paix? S'adressant plus particulièrement à Murat, un
des rares participants à cette discussion qui se dit partisan de la poursuite
de l'offensive, l'Empereur conclut son exposé par ces mots: "La première
campagne russe est terminée... 1813 nous verra à Moscou, 1814 à
Saint-Pétersbourg. La guerre de Russie est une guerre de trois ans".
Quelques jours plus tard, il a changé d'avis et annonce qu'il va marcher sur
Smolensk. Pourquoi ce revirement? Pour plusieurs raisons. D'abord parce que
l'inaction est contraire à sa nature. Ensuite parce qu'il vient de recevoir de
mauvaises nouvelles de la guerre d'Espagne et comprend qu'en demeurant trop
longtemps éloigné de la France, il est à la merci d'un retournement de
situation politique dans une Europe soumise, mais secrètement décidée à
profiter de la moindre défaillance.
Par
ailleurs la situation militaire devient préoccupante aux deux extrémités du
front et risque de s'aggraver encore dans un proche avenir avec l'arrivée des
divisions russes en provenance de Finlande et de la vallée du Danube. Déjà, au
Nord, les forces du maréchal Oudinot qui devaient repousser le plus loin
possible l'armée du général Wittgenstein, ont subi un échec à Jaboukowo et ont
été obligées de se replier sur la ville de Polotsk, à moins de 100 kilomètres
de Vitebsk. Au Sud, le général Tormasov a infligé une défaite au général
Reynier, défaite qui aurait été plus sévère encore si le général autrichien
Schwarzenberg ne s'était décidé - un peu tardivement il est vrai - à lui
apporter son appui. L'Empereur se trouve donc obligé de remporter une victoire décisive
dans les plus brefs délais pour amener le Tsar à la table des négociations et
plus le temps passe, plus celle-ci sera difficile à obtenir.
En vain, ses officiers le supplient de renoncer à ce projet, en lui rappelant
que depuis le début de la campagne plus de 140.000 hommes, malades ou
déserteurs pour la plupart, manquent à l'appel, que les autres sont épuisés et
que la perte de plus de 10.000 chevaux a complètement désorganisé les services
de ravitaillement. Ils lui déclarent également que les soldats ne comprennent
pas la nécessité de cette guerre, qu'il faut y mettre un terme et que l'on n'a
pas davantage de chances d'y parvenir à Smolensk ou même à Moscou qu'à Vitebsk.
Napoléon affecte de ne pas les entendre: "Je veux la paix, répète t-il,
mais pour la faire, il faut être deux et non un seul. Alexandre garde le
silence". Et d'ajouter:
"La
conclusion de la paix m'attend aux portes de Moscou".
"Et
si le Tsar refuse toujours de traiter’’, rétorquent ses interlocuteurs ?
"Eh
bien ! je traiterai avec les boyards, sinon avec la population de cette
capitale. Elle est considérable et, conséquemment éclairée, elle entendra ses
intérêts".
Rien
ni personne ne saurait le faire revenir sur sa décision. D'ailleurs
annonce-t-il à ses officiers médusés, il a fait appel à ses réserves et les
corps du maréchal Victor (20.000 hommes), du général Gouvion Saint-Cyr (17.000
hommes), du maréchal Augereau (63.000 hommes) sont déjà en route.
Il ne lui reste plus qu'à exposer le plan des prochaines opérations. Il suppose
que l'armée du général Bagration a vraisemblablement rejoint celle du général Barclay-de-Tolly et que l'ensemble
des forces russes doit occuper une ligne s'étendant de Smolensk au Sud à
Souratch à l'Ouest afin de maintenir le contact avec le corps du général
Wittgenstein. Son intention est donc de grouper le maximum de troupes au Sud de
cette ligne, soit environ 150.000 hommes et, en occupant la Ville Sainte par
surprise, d'empêcher l'adversaire de s'enfuir en empruntant la route de Moscou.
Le 10 août, le maréchal Davout, les généraux Poniatowski et Junot qui se
trouvent respectivement à Dobrowna, Mohilef et Orcha sur la rive droite du
Dniepr - le Borysthène des Grecs - reçoivent l'ordre de franchir le fleuve et
d'amorcer leur mouvement vers le Nord. Le 12, les corps du maréchal Ney et du
prince Eugène ainsi que la cavalerie du maréchal Murat se mettent également en
route. Le lendemain, à 2 heures du matin, l'Empereur en compagnie de la Garde
quitte à son tour Vitebsk pour commander la manœuvre.
Le 14 août, les forces de Ney et de Murat, envoyées en avant-garde parviennent
à Krasnoië, situé à une cinquantaine de kilomètres au Sud-Ouest de Smolensk et
se heurtent à la division du général Neveroski que Bagration a envoyée en
éclaireur. Pendant plus de 6 heures les Russes formés en carré résistent à tous
les assauts des Français pourtant très supérieurs en nombre. Ils n'abandonnent
le terrain qu'après l'arrivée des renforts envoyés par le maréchal Davout et,
malgré de lourdes pertes, se retirent en bon ordre en direction de Korytnia
afin de protéger la Ville Sainte.
L'affaire va avoir de lourdes conséquences, car l'alerte a été donnée dans le
camp russe. Pour conjurer le danger, Bagration ordonne sur le champ à la
division du général Rajewski de se retrancher dans la ville, et à celle du
général Doctorov d'aller occuper la bourgade de Dogorobousch, située à l'Est de
la ville, afin de barrer la route de Moscou à l'envahisseur. Une nouvelle fois,
l'effet de surprise prévu par Napoléon est déjoué.
Le
15 août, les assaillants se regroupent à Krasnoië et y fêtent les
quarante-trois ans de l'Empereur par des salves d'artillerie. Le lendemain,
l'avance se poursuit en direction de Smolensk. Napoléon, apercevant dans un
nuage de poussière une forte concentration de troupes aux abords de la ville
croit se trouver en face de toute l'armée ennemie. Dans sa joie, il s'écrie:
"Enfin, je les tiens"!
L'attaque
commence aussitôt. Les Russes se défendent avec acharnement, mais au milieu de
la nuit, Barclay-de-Tolly
qui ne dispose que de 80.000 hommes, ordonne la retraite. Aux premières heures
du 18 août, les Français, après d'ultimes combats de retardement, franchissent
enfin les murailles de l'ancienne cité méthodiquement incendiée. Sur les 15.000
habitants qu'elle comptait avant la bataille, il n'en reste qu'un peu plus d'un
millier. Les ponts sont détruits, les dépôts de vivres ravagés. La cathédrale
elle-même n'a pas été épargnée après que le général Barclay-de-Tolly ait fait emporter
par ses troupes une icône de la Vierge considérée comme miraculeuse. Presque
seule au milieu des ruines fumantes, la maison du gouverneur a été épargnée.
Napoléon va s'y installer et y demeurer pendant son séjour à Smolensk.
Le
spectacle qu'il découvre de ses fenêtres est horrible et démontre une fois de
plus la volonté des Russes de ne pas céder à la force, ce qui ne l'empêche pas
de prédire: "Avant un mois nous serons à Moscou et dans six semaines nous
aurons la paix".
En
même temps, il adresse ce billet à l'impératrice Marie-Louise : "Mon amie,
je suis à Smolensk depuis ce matin. J'ai pris la ville aux Russes après leur
avoir tué trois mille hommes et blessé plus du triple. Ma santé est fort bonne,
la chaleur excessive. Mes affaires vont bien...".
La
suite des événements n'allait pas tarder à ébranler cette belle certitude. Barclay-de-Tolly, en effet, après
être sorti de Smolensk avait amorcé un mouvement vers le Nord, puis, empruntant
des chemins de traverse, s'était brusquement rabattu vers l'Est, en direction
de Dorogobousch où se trouvait déjà le général Bagration. Afin de protéger son
flanc droit qu'il savait dangereusement menacé, celui-ci avait établi, sur les
hauteurs de Valentino situées à une dizaine de kilomètres en-deçà de Smolensk
une solide arrière-garde appuyée par une puissante artillerie.
Le 19 août, cette position est violemment attaquée par les forces des maréchaux
Ney et Davout, tandis que la cavalerie de Murat tente de la contourner. Il
suffisait alors au corps du général Junot, massé plus au Sud, d'avancer jusqu'à
la route reliant Valentino à Dorogobousch pour empêcher la jonction des forces de
Barclay-de-Tolly et de
Bagration. Mais Junot, dont le cerveau donnait depuis quelque temps des signes
d'incohérence, semble frappé d'immobilisme. Lorsqu'il se décide enfin à obéir
aux ordres de l'Empereur, il est trop tard et le gros des forces russes a déjà
pris la direction de Dorogobousch.
L'Empereur est furieux. La bataille de Valentino lui a coûté en pure perte plus
de 3.000 morts ou blessés: "Junot a laissé échapper les Russes,
s'écrie-t-il dans un mouvement de colère. Il suffisait qu'il marche seulement
l'arme au bras pour s'emparer de cette arrière-garde..."
Et
d'ajouter, ce qui est manifestement exagéré: "Il me fait perdre la
campagne".
Aussitôt,
il charge Murat d'aller exprimer à Junot son mécontentement: "Vous n'êtes
pas digne d'être le dernier des cavaliers de Napoléon", lui lance t-il à
la face.
Fort
embarrassé, Junot se répand en explications confuses et se dit désolé d'avoir
encouru les reproches de l'Empereur. Mais, le mal est fait et, au lieu de se
lamenter sur les erreurs commises, il importe de songer à l'avenir. Comme à
Vitebsk, la même question se pose: Que faire ?
Napoléon apprend qu'au cours des récents engagements, le général Toutchkov,
frère du commandant du 3ème corps de l'armée russe, a été fait
prisonnier. Il l'envoie chercher et lui demande s'il désire adresser une lettre
à son frère.
Celui-ci
accepte: "Informez-le, poursuit l'Empereur, que vous m'avez vu et que je
vous ai chargé de lui écrire qu'il me ferait plaisir s'il faisait parvenir à la
connaissance du tsar Alexandre que je ne désire rien autant que de conclure la
paix. Nous avons déjà suffisamment brûlé de poudre et versé de sang. Il faut
quand même en finir".
Puis
il ajoute cette menace: "Moscou sera assurément occupée et ruinée, et ce
sera un déshonneur pour les Russes car l'occupation d'une capitale par l'ennemi
est la même chose que la perte de l'honneur pour une fille".
Après
avoir donné des ordres pour que cette missive parvienne à son destinataire,
Napoléon fait remettre son sabre au prisonnier et décide de l'envoyer à Metz où
il sera interné jusqu'à la fin des hostilités.
Quelques jours plus tard, un aide de camp du général Barclay-de-Tolly se présente aux
avant-postes pour demander des nouvelles du général Orlov,
disparu
depuis plusieurs jours. Napoléon en profite pour le recevoir et lui faire
transmettre ce message au Tsar: "Dites-lui que ni les vicissitudes de la
guerre ni aucune circonstance ne peuvent altérer l'estime et l'amitié que je
lui porte".
En attendant une très improbable réponse à ces démarches, il lui faut prendre
une décision. La Grande Armée, qui a établi ses cantonnements autour de
Smolensk, a grand besoin de repos. Les vivres manquent, les ambulances
regorgent de malades, les fourgons n'arrivent plus que très difficilement. Les
généraux Caulaincourt et de Narbonne, qui connaissent bien le pays, lui
rappellent que l'hiver russe est impitoyable et son fidèle chef d'état-major,
le maréchal Berthier, le supplient de ne pas aller plus loin et de prendre ses
quartiers à Smolensk.
Napoléon
écoute, l'air absent. Il veut aller à Moscou: "Il me faut une immense
victoire, une bataille devant Moscou, une prise de Moscou qui étonne le
monde"!
"Moscou
sera notre perte", prédisent en chœur ses familiers.
Cette
unanimité semble le faire hésiter. Pendant deux jours, il demeure songeur,
passe ses troupes en revue, inspecte les positions qu'elles occupent aux abords
de la ville. Le 22 août, au retour d'une de ces expéditions, il trouve un
portrait du roi de Rome que lui a fait parvenir Isabey. Il le contemple longuement
sans rien dire et s'enferme dans sa chambre.
Le
lendemain, il annonce que la Grande Armée va repartir à la poursuite des
Russes. Aux nouvelles objections qui s'élèvent, il réplique que la situation est
favorable à cette reprise de l'offensive, que les succès que viennent de
remporter les forces du général Gouvion-Saint-Cyr (récemment promu maréchal)
sur celles du général von Wittgenstein et la menace que font peser sur la ville
de Mir les troupes du prince Schwarzenberg ont considérablement renforcé sa
position. Sans plus attendre, il donne l'ordre aux maréchaux Ney et Murat de
prendre leurs dispositions pour éclairer la route.
Il
n'en doute plus : la guerre va entrer dans une phase décisive et la victoire
est au bout du chemin.
Dans la nuit du 24 au 25 août, Napoléon quitte Smolensk et prend la direction
de Moscou. La chaleur accablante des jours précédents a fait place à une pluie
torrentielle. Empruntant la route bordée de villages en ruines par laquelle
s'est échappée l'armée russe, il arrive le soir même à Dorogobousch. Il en
repart le 26 et passe la nuit à Slakowo. Le 29, il entre à Viasma, le 1er
septembre à Gjatsk (aujourd'hui Gagarine) où il va demeurer quatre jours. Cent
quarante mille hommes le suivent. Les maréchaux Ney et Murat les précèdent,
talonnant l'ennemi en perpétuelle retraite tandis que les troupes du général
Poniatowski protègent leur flanc droit et celles du prince Eugène leur flanc
gauche. Seuls quelques combats d'arrière-garde, notamment à Viasma et à Gjatsk
ont ralenti leur marche. De plus en plus démoralisé, le maréchal Berthier
suggère de faire demi-tour et de retourner à Smolensk. L'Empereur le remet à sa
place et va le bouder pendant plusieurs jours.
Le 31 août, un Cosaque, fait prisonnier au cours d'une de ces escarmouches,
apporte une nouvelle capitale. Depuis quelques jours déjà, Napoléon savait que
le Tsar avait quitté l'armée le 18 juillet et qu'après un court séjour à Moscou
pour y ranimer le courage des habitants fort alarmés par l'avance des Français,
il était arrivé à Saint-Pétersbourg le 3 août. Il sait maintenant que, cédant à
la pression de ses conseillers et désireux de mettre fin à la rivalité et aux
dissensions entre les généraux Barclay-de-Tolly
et Bagration, le premier aussi farouche partisan de la retraite que le second
l'était de l'offensive; (une très violente querelle avait opposé les deux
hommes au lendemain de l'abandon de Smolensk, Bagration ayant même laissé
entendre que l'opinion pourrait estimer que le comportement de Barclay-de-Tolly était celui d'un
"vendu" ou d'un "traître") venait de nommer enfin un
commandant en chef, seul responsable désormais de la conduite des opérations.
Le
choix du Tsar s'était porté, après de longues hésitations, sur le général
Michael Koutousov, âgé de soixante-sept ans, doté d'un solide embonpoint, grand
amateur de bonne chère et de jolies femmes, qui avait longtemps combattu contre
les Turcs et perdu un oeil en 1803 au siège d'Ismaïl. Mal vu du Tsar auquel il
avait déconseillé, en décembre 1805 de livrer la bataille dite d'Austerlitz
dont il pressentait les conséquences tragiques pour les armées austro-russes,
il était en complète disgrâce depuis qu'il avait signé, quelques mois plut tôt,
le traité de Bucarest sans en référer à la Cour. Aussi, depuis l'entrée en
campagne, occupait-il les obscures fonctions de commandant de la milice
populaire de Saint-Pétersbourg et passait la plus grande partie de son temps à
suivre sur une carte le déroulement des opérations.
Si
le Tsar le qualifiait avec mépris de "satyre borgne" ou de
"vieux podagre", Koutousov était très apprécié des militaires qui
voyaient en lui un homme d'esprit, un remarquable diplomate, un patriote
intransigeant et surtout un stratège de grand talent. Nombreux étaient ceux qui
rappelaient le jugement que portait sur lui le célèbre Souvarof à l'école
duquel il avait été formé: "Il est malin, malin, rusé, rusé. Et
intelligent! Personne ne peut le tromper". Pour toutes ces raisons,
Alexandre s'était donc résigné à signer sa nomination, mais pour affaiblir son
autorité, il lui avait adjoint comme chef d'état-major le général Bennigsen, un
homme qui lui était tout dévoué et qui ne passait pas pour entretenir des
relations très cordiales avec le nouveau commandant en chef.
En
apprenant la désignation de Koutousov, Napoléon avait simplement reconnu :
"Nous allons avoir à faire à un vieux renard".
Mais
en même temps, il s'était déclaré satisfait. Il lui paraissait inconcevable, en
effet, que le nouveau commandant en chef des forces russes puisse abandonner
Moscou sans défendre la ville. On allait donc se battre et, en dépit de la
réputation flatteuse dont jouissait son nouvel adversaire, il se disait assuré
de lui infliger une sévère défaite.
Le général Koutousov, flanqué du général Bennigsen, avait rejoint l'armée le 30
août à Tsarewo-Zaïmistché situé à mi-chemin entre Viasma et Gjatsk. Après avoir
passé en revue les positions occupées par ses troupes, il avait été heureux de
constater combien était élevé le moral des soldats en dépit de leurs mauvaises
conditions d'existence et des souffrances qu'ils avaient endurées.
"Comment peut-on battre en retraite avec des gaillards pareils",
avait-il déclaré à l'issue de cette inspection.
En
attendant l'arrivée des renforts promis par le Tsar, (30.000 hommes environ
parmi lesquels 10.000 miliciens), il avait donné l'ordre à ses troupes de se
concentrer autour des hameaux de Borodino, Gorki et Semenoskoië, sur la rive
droite de la rivière Kolocza, modeste affluent de la Moskowa, à 110 kilomètres
à l'Ouest de la capitale. C'est là qu'il avait décidé de se retrancher et
d'affronter Napoléon.
L'endroit
lui paraissait bien choisi. D'abord parce qu'il se trouvait à proximité de deux
routes principales conduisant à Moscou, la nouvelle route au Nord passant par
Borodino et Gorki, l'ancienne route au Sud traversant le village d'Ouritza, ce
qui lui permettrait de demeurer en communications avec ses arrières et,
éventuellement, de pouvoir se replier en bon ordre en direction de la vieille
capitale au cas où la lutte tournerait à son désavantage, ensuite parce qu'un
minuscule cours d'eau allant se jeter dans la Kolocza et coulant au fond d'un
vallon encaissé, le ravin de Semenoskoië constituait un obstacle naturel en
avant d'un monticule qu'il se propose de fortifier, enfin parce que l'espace
découvert s'étendant autour du futur champ de bataille rendait possibles de
grands mouvements de cavalerie.
Koutousov
dispose de 127.000 hommes et de 600 canons. Le front qu'il va présenter à la
Grande Armée s'étale sur une longueur de 4 à 5 kilomètres et est formé de deux
parties.
La
première armée, commandée par le général Barclay-de-Tolly
occupe le Nord et le centre de ce dispositif. Son noyau principal est fort de
50.000 hommes et s'appuie sur les hameaux de Borodino et de Gorki. Son aile
droite, sous les ordres du général Miloradovitch compte 25.000 hommes (19.000
fantassins et 6.000 cavaliers). En arrière, se tiennent les 7.000 Cosaques du
général Platov et les 10.000 territoriaux de la milice de Moscou. Au total, Barclay-de-Tolly dispose donc de
82.000 hommes.
Plus
au Sud, la seconde armée commandée par le général Bagration est forte de 35.000
hommes. Elle occupe le hameau de Semenoskoië et s'appuie sur trois élévations
de terrain en haut desquels ont été construites à la hâte des fortifications de
campagne. Sur la première, dite colline de Kourganskaia, située en arrière du
ravin de Semenoskoië, s'élève un véritable fortin entouré de fossés sur trois
côtés et truffé de pièce d'artillerie: c'est la Grande Redoute ou Redoute de
Raeiwski du nom du général d'artillerie qui l'avait édifiée et que les Français
appelleront la "fatale redoute". Plus au Sud, mais cette fois en
avant du ravin de Semenoskoië, Koutousov a fait construire un triple ouvrage
défensif dont les pointes sont dirigées vers l'Est: ce sont les Trois Flèches,
plus connues sous le nom de Flèches de Bagration. Enfin à 1.500 mètres en avant
de ces ouvrages, se dresse sur une butte la redoute de Schwardino, du nom du
hameau situé à sa proximité, massive et fortement armée, dont le rôle sera de
contenir le plus longtemps possible l'avance ennemie.
Pendant que le général Koutousov se préparait ainsi à barrer la route à
l'envahisseur, la Grande Armée s'était regroupée autour de Gjatsk pour y
prendre quelques jours de repos avant la bataille. Le beau temps était revenu
et chacun fourbissait ses armes. Sur l'ordre de l'Empereur, Murat multipliait
les reconnaissances. Le 3 septembre, il avait rapporté que les Russes
semblaient de plus en plus résolus à combattre.
A
l'idée qu'il allait affronter bientôt son adversaire, Napoléon laisse éclater
sa joie: "Enfin, s'écrit-il! Dans quinze jours, Alexandre n'aura plus ni
capitale ni armée! Alors nous pourrons conclure la paix".
Aussitôt,
il donne l'ordre à l'armée de se mettre en route. Lui-même partira le lendemain
en compagnie de sa Garde.
Le 5 septembre, il arrive au contact de l'ennemi et, escorté par les maréchaux
Ney et Murat, le prince Eugène et le général Poniatowski, se porte en
avant-garde pour inspecter le terrain. Découvrant en avant du dispositif russe
la redoute de Schwardino, il donne l'ordre de s'en emparer. La lutte s'engage
sur-le-champ. Les Russes s'accrochent au terrain et n'abandonnent la place
qu'au troisième assaut. Koutousov, sachant que ses généraux ont eu le temps de
fortifier leur ligne de front, considère que cette position avancée n'a plus
d'importance stratégique et renonce à la reconquérir. En un peu plus d'une
heure de combat, les Russes dénombrent 5.000 tués ou blessés, les assaillants 4.000.
La
journée du 6 septembre est calme. Des deux côtés, on se prépare à en découdre
et on procède aux ultimes préparatifs. Napoléon dont le bivouac a été monté sur
la butte de Schwardino, a fait placer devant sa tente le portrait du roi de
Rome qu'il vient de recevoir.
"Messieurs,
dit-il à ses officiers, si mon fils avait quinze ans, croyez qu'il serait ici
autrement qu'en peinture".
Tandis
que ses grenadiers défilent devant la toile, il va inspecter ses avant-postes
et dresser son plan de bataille. Il dispose de 135.000 hommes et de 587 pièces
d'artillerie. Ses forces sont donc légèrement supérieures à celles de
l'adversaire, mais son artillerie est peut-être moins moderne. En raison des
fortifications élevées par l'ennemi, une attaque frontale lui paraît hasardeuse
et inutilement sanglante. Il importe donc de fixer en un point précis le
maximum des forces russes, d'enfoncer un coin dans son dispositif tout en
s'efforçant de le déborder par les ailes et de se rabattre ensuite sur le
centre. Manœuvre difficile certes, mais bien dans la manière napoléonienne.
Ayant discerné que le point faible de la position ennemie était le centre de
son aile gauche, l'Empereur décide de masser en cet endroit 80.000 hommes et
400 canons. C'est là qu'il fera porter son effort tandis que les troupes du
prince Eugène procéderont à une attaque de diversion sur l'aile droite du front
et celle du général Poniatowski se porteront plus au Sud, jusqu'au village
d'Ouritza afin de contourner son aile gauche.
Le temps est humide. En regagnant son bivouac, Napoléon sent qu'il a pris froid
et qu'il est un peu fiévreux. Apercevant le portrait de son fils, il ordonne :
"Retirez-le.
Il voit de trop bonne heure un champ de bataille".
Puis,
il rédige la proclamation qui doit être lue aux troupes :
"Soldats,
voilà la bataille que vous avez tant désirée! Désormais, la victoire dépend de
vous: elle nous est nécessaire. Elle nous donnera l'abondance, de bons
quartiers d'hiver et un prompt retour dans la patrie. Conduisez-vous comme à
Austerlitz, à Friedland, à Vitebsk, à Smolensk et que la postérité la plus
reculée cite avec orgueil votre conduite dans cette journée et que l'on dise de
vous: il était à cette grande bataille sous les murs de Moscou".
Koutousov, de son côté, n'est pas demeuré inactif. Ne pouvant rester longtemps
à cheval en raison de son embonpoint, il a visité ses troupes à bord d'une
lourde carriole et prodigue ses ultimes recommandations. Partout, il constate
avec satisfaction que ses chefs d'unités s'emploient à renforcer leurs positions.
Prévoyant que les charges de cavalerie se succéderont aux abords de la Grande
Redoute, il conseille de disposer sur une étendue de 150 mètres, une chaîne de
pièges à loups. Dans le même temps, des popes, entourant l'icône de la Vierge
de Smolensk portée par de simples soldats, parcourent les rangs de l'armée et
dispensent des bénédictions. Le soir, de même que l'a fait Napoléon, il adresse
une proclamation à ses hommes:
"Soldats,
faites votre devoir. Pensez au sacrifice de vos villes en flammes, de vos
enfants qui implorent votre protection. Pensez à votre souverain qui voit en
vous la source de sa puissance et demain, avant le coucher du soleil, vous
aurez marqué votre foi et votre fidélité au monarque et au pays par le sang de
l'agresseur".
Toute
la nuit, l'Empereur cherche en vain le sommeil. A plusieurs reprises, il se
lève et va s'assurer que les feux de bivouac des Russes trouent toujours
l'obscurité. A 5 heures, revêtu de sa légendaire redingote grise et coiffé de
son célèbre chapeau, il quitte sa tente et, après avoir constaté que l'ennemi
occupe toujours ses positions, saute à cheval et gagne le haut de la butte de
Schwardino (là où s'élève depuis 1912 le monument à la mémoire de la Grande
Armée) d'où il pourra suivre le déroulement de la bataille. Sur un geste, une
batterie de l'artillerie de la Garde se met à tonner. Immédiatement, 120
bouches à feu situées sur la droite française tirent sur la Grande Redoute et
les Trois Flèches. C'est le début de la terrible bataille de Borodino que Napoléon
appelera la bataille de la Moskowa, bien que la rivière coule à plusieurs
kilomètres du lieu des combats, mais dont le nom lui paraît plus évocateur que
celui d'une simple bourgade.
Dès
qu'il entend le bruit de la canonnade, Koutousov qui avait passé la nuit dans
une pauvre maisonnette de Gorki, fait un effort pour monter à cheval et,
accompagné d'un seul cavalier, se dirige vers un monticule de 3 ou 4 mètres de
hauteur situé un peu en retrait du village, surmonté aujourd'hui d'un monument
commémoratif. C'est de ce modeste observatoire qu'assis sur un petit banc, vêtu
d'un vieil uniforme rapé, un foulard rouge noué autour du cou, sa casquette
blanche galonnée de rouge enfoncée sur ses cheveux gris, tenant dans sa main
droite sa "nagaïka", un simple fouet en cuir dont il ne se séparait
jamais, il demeurera toute la journée, attentif aux grondements de la bataille,
ne sortant de son silence et de son immobilité que pour prendre connaissance
des rapports de ses généraux et leur dicter ses ordres.
Profitant de la brume matinale, les divers éléments de la Grande Armée
s'approchent des positions russes. Très rapidement, l'ensemble du front
s'embrase. Nul ne peut encore se faire une idée de ce que seront les combats,
mais personne ne doute que la journée sera longue.
Très
schématiquement, le déroulement de la bataille peut être décomposé en trois
phases. Dans un premier temps, Napoléon s'efforce de réaliser le plan qu'il
avait dressé la veille. Tandis que la canonnade fait rage au centre du front,
le prince Eugène passe à l'attaque en direction de Borodino en longeant les
méandres de la Kolocza et en déloge les forces du général Miloradovitch. Dans
le même temps, le général Poniatowski progresse lentement vers Outitza où il se
heurte à la résistance des troupes du général Bagration renforcées par celles
du général Toutchkov.
Sur
un signe de l'Empereur, les corps des maréchaux Ney et Davout se lancent à
l'attaque des Trois Flèches. Les assauts se succèdent sans parvenir à emporter
la décision. Au cours de l'un d'eux, Davout, dont le cheval vient d'être
touché, tombe sur le sol et perd connaissance. Il est aussitôt remplacé par
Murat. Les Russes continuent à se défendre avec acharnement et de leur côté,
les Français et leurs alliés font preuve "d'un remarquable sens du
combat". Finalement, les Trois Flèches sont conquises et, malgré les
efforts de leurs adversaires, restent entre les mains des assaillants.
Plus au Nord, la Grande Redoute, principal point d'appui des forces des
généraux Barclay-de-Tolly
et Bagration, est violemment attaquée. Après une lutte particulièrement
meurtrière menée par les hommes de la division Morand, soutenus par les
cavaliers du général Latour-Maubourg, l'ouvrage, soumis à un terrible pilonnage
d'artillerie, finit par succomber.
L'instant est décisif. Toutes les fortifications élevées par les Russes sont
tombées. Il suffirait, semble-t-il, que l'Empereur fasse monter en ligne ses
réserves et en premier lieu sa Garde pour enfoncer le dispositif ennemi et, en
se rabattant sur les deux ailes après avoir opéré une percée, réduire au
silence les poches de résistance. Napoléon refuse: il sait que les Russes ont
subi un grave revers mais qu'ils sont loin d'être vaincus, aussi ne se sent-il
pas en droit d'user prématurément ses dernières cartouches. D'autre part,
diront plus tard les historiens militaires, gêné par les rayons de soleil et la
fumée qui s'élevait du champ de bataille, il n'avait du haut de son
observatoire qu'une vue imprécise de la situation. Enfin, tous les témoins
s'accorderont pour reconnaître qu'il frissonnait de fièvre, souffrait d'une
violente migraine et paraissait étrangement absent, comme s'il vivait dans un
rêve.
"La
journée sera encore longue, répète-t-il inlassablement, il faut savoir
attendre... Le temps entre dans toute chose. C'est l'élément dont toutes choses
se composent... Rien n'est débrouillé".
Il va bientôt être onze heures. Le général Koutousov, qui, malgré les
apparences, n'a rien perdu du déroulement des opérations, ordonne à l'ensemble
de ses troupes de passer à la contre-attaque et de reprendre le terrain perdu.
Ce sera la seconde phase de la bataille.
Au Nord, les Cosaques du général Platov entrent en action et stoppent la
progression du prince Eugène en direction de Gorki, mais, malgré tous leurs
efforts ne parviennent pas à le déloger de Borodino. Plus au Sud, les unités du
général Doctorov reprennent la Grande Redoute. Dans leur fougue, les Russes
tentent de s'emparer du hameau de Semenoskoië et des Trois Flèches. Les
maréchaux Ney et Davout (ce dernier qui avait été seulement contusionné vient
de reprendre sa place à la tête de ses troupes) s'accrochent au terrain tandis
que 200 canons écrasent les charges de la cavalerie adverse. Malgré un feu
d'enfer, les Russes se regroupent, les colonnes et les carrés se reforment et
de nouvelles masses humaines repartent à l'assaut. La mêlée est indescriptible
et les combats se terminent souvent au corps à corps.
Plus au Sud, la situation demeure incertaine. Le général Poniatowski,
sérieusement accroché par le général Toutchkov qui allait être bientôt
mortellement atteint, a cessé d'avancer. (Un monastère élevé par sa veuve
s'élève aujourd'hui à l'endroit où il était tombé). Le Polonais n'en maintient
pas moins sa pression sur l'aile gauche du dispositif ennemi et parvient, non
sans peine, à conserver le terrain conquis.
Il est environ midi lorsqu'un éclat d'obus va briser le tibia du général
Bagration qui, depuis les premières heures du jour, se tenait à la pointe du
combat. Pendant quelques instants, le blessé s'efforce de cacher la gravité de
sa blessure, mais perdant beaucoup de sang, il glisse de son cheval. Il faut
l'emporter vers l'arrière où il ne va pas tarder à succomber. Ses dernières
paroles seront:
"Allez
dire à Barclay que le sort de la bataille dépend maintenant de lui".
La
nouvelle de cette mort se répand comme une traînée de poudre et sème une
confusion passagère dans les rangs de ses troupes, mais ses hommes qui
l'aimaient et le croyaient invincible retrouvent bientôt leur combativité.
Il est maintenant une heure de l'après-midi. Napoléon sait que Koutousov a
engagé la presque totalité de ses réserves et qu'il se trouve par conséquent en
position favorable pour frapper un grand coup. Aussi ses maréchaux le
conjurent-ils à nouveau de jeter les régiments de la Garde Impériale dans la
bataille. Avec l'apport de ces unités d'élite, ils se disent assurés d'ouvrir
une brèche dans la ligne de défense ennemie et de transformer sa défaite en une
véritable déroute.
Après
un instant d'hésitation, l'Empereur refuse toujours. Il tient, dit-il, à
conserver intact sa Garde au cas où il serait amené à livrer dans les prochains
jours une suprême bataille aux portes mêmes de Moscou. Aux instances de plus en
plus pressantes, il répond invariablement: "Et si demain, à 800 lieues de
la France, il faut encore se battre, qui donc se battra ?"
Le
ton monte. Ney va jusqu'à dire que si l'Empereur ne veut plus commander, il n'a
qu'à retourner aux Tuileries. Murat, plus nuancé, se borne à proclamer que si
son beau-frère consent seulement à lui confier la cavalerie de sa Garde, il se
fait fort de gagner la bataille et la guerre. Napoléon, les traits tirés, les
yeux enfiévrés, manifestement en proie à la fatigue et au découragement,
demeure inflexible : "Obéissez, finit-il par déclarer à ses maréchaux, et
rien de plus!"
Pendant
que se déroule cette scène, la situation sur le terrain évolue rapidement. Au
Nord, les Cosaques du général Platov, malgré l'appui des cavaliers du général
Ouvarov, n'ayant pu venir à bout de la résistance du prince Eugène et ont
finalement rejoint les forces du général Miloradovitch lui-même en position
défensive devant Gorki. L'Empereur juge alors venu le moment de reprendre la
Grande Redoute. Les assauts succèdent aux assauts et ce n'est qu'un peu avant
trois heures de l'après-midi que les Français peuvent enfin pénétrer dans
l'ouvrage dont les 3/4 des défenseurs sont morts à leur poste.
Au Sud, les troupes du général Poniatowski ont repris l'avantage et font
reculer l'ennemi. Le général Koutousov, afin d'éviter la perte de son aile
gauche, ordonne un repli général à l'aplomb d'une ligne Nord-Sud à la verticale
de Gorki. De cette façon, son armée présente un nouveau front sans faille, tout
en conservant la possibilité de se retirer en utilisant la nouvelle route de
Moscou. Tous les efforts des Français et de leurs alliés n'ont donc abouti qu'à
faire reculer les Russes de 2.000 mètres!
Napoléon espère pourtant que cette manœuvre n'est que le prélude d'une retraite
générale. "Que font les Russes? s'enquiert-il.
‘’Sire,
lui répond-on, ils restent et paraissent vouloir se maintenir sur leurs
nouvelles positions’’.
"Augmentez
le feu, ordonne-t-il. Puisqu'il n'en n'ont pas assez, qu'on leur en donne
!"
Pendant
deux interminables heures, 400 canons, soit les deux-tiers de l'artillerie dont
dispose encore la Grande Armée, déversent un déluge de projectiles sur
l'ennemi. Stoïquement, les Russes demeurent sur place et attendent l'ordre de
rompre le combat. Jamais peut-être qu'en cette circonstance, la célèbre
formule: "Il ne suffit pas de tuer un Russe pour qu'il tombe, il faut
encore le pousser" n'aura mérité sa tragique justification.
Lorsque les canons se taisent enfin, il est un peu plus de cinq heures. On
s'est battu pendant 12 heures au rythme de 140 coups de canons par minute. Les
Russes ont perdu 23 généraux et 45.000 officiers et soldats dont 15.000 blessés
graves. Par contre, ils n'ont laissé aux mains des ennemis que quelques
centaines de prisonniers, soit un chiffre dérisoire qui témoigne, si besoin
était, de leur répugnance à se rendre. Dans les rangs des Français et de leurs
alliés, on déplore 20.000 blessés et 10.000 tués, parmi lesquels 47 généraux et
37 colonels. La Grande Armée, forte le matin de 135.000 hommes n'en compte
maintenant qu'un peu plus de 100.000.
Renonçant, contrairement à son habitude, à parcourir le champ de bataille
couvert de cadavres et rempli des lamentations des mourants, Napoléon se retire
de bonne heure sous sa tente. Nul ne saura jamais quelles étaient ses pensées
au soir de cette terrible journée, mais selon, les témoins, son visage était
empreint d'une profonde tristesse.
La
pluie tombe à nouveau et le vent souffle en rafales. A 10 heures du soir,
l'Empereur est brusquement tiré de son sommeil par l'arrivée du maréchal Murat
qui lui annonce que les Russes semblent amorcer un mouvement de retraite, et
insiste pour obtenir l'autorisation de se lancer à leur poursuite et de les
tailler en pièces. Napoléon hoche la tête. Il remercie son beau-frère et le
congédie en lui disant que l'heure n'est plus à la reprise des combats. Au
cours de la nuit, il sera de nouveau réveillé, cette fois par des salves de
mousqueterie. Il apprendra par la suite que sa Garde avait été obligée de
chasser un petit détachement de Cosaques qui tentait de s'approcher de son
bivouac.
Le lendemain, 8 septembre, Napoléon adresse un billet à l'Impératrice :
"Ma bonne amie, je vous écris sur le champ de bataille de Borodino. J'ai
battu hier les Russes...". De son côté et presque à la même heure, le
général Koutousov écrit à sa femme: "Je me porte bien, mon amie, et je ne
suis pas battu. J'ai gagné la bataille...".
Qui
croire ? Où est la vérité ? Depuis un siècle et demi, le débat reste ouvert.
Pour
les Français, le but de Napoléon était de s'emparer des positions fortifiées de
l'ennemi et de s'ouvrir la route de Moscou. Ayant atteint ce double objectif,
la bataille de Borodino, ou plutôt la bataille de la Moskowa, est donc
incontestablement une victoire, d'autant plus qu'à l'heure où le général
Koutousov écrivait à sa femme pour lui dire qu'il n'avait pas été battu, il
avait déjà donné à son armée l'ordre de battre en retraite.
Le
point de vue des Russes est totalement différent. A Borodino, Napoléon n'avait
pas anéanti leur armée et, par conséquent, terminé la guerre par un combat
décisif, ainsi qu'il l'avait espéré. Au contraire, les forces russes, ou du
moins ce qu'il en restait, avaient pu se retirer en bon ordre et se préparer
aux affrontements futurs. De plus, elles avaient infligé aux Français et à
leurs alliés des pertes irréparables, de telle sorte que ceux-ci étaient sortis
de l'épreuve si épuisés que leur seul espoir résidait dans une conclusion
rapide de la paix. Or, moins que jamais, les Russes n'étaient résignés à
abandonner la partie. La bataille de Borodino, en obligeant les Français à
poursuivre indéfiniment le combat avec des forces réduites et en les éloignant
encore davantage de leurs bases quelques semaines seulement avant l'arrivée de
l'hiver, pouvait donc être considérée comme un succès de leurs armes.
Telle
fut bien l'opinion du Tsar qui, en apprenant l'issue du combat, fit chanter un
solennel Te Deum dans la cathédrale de Saint-Pétersbourg et accorda général
Koutousov, en dépit des sentiments personnels qu'il lui portait, la dignité de
maréchal et une donation de 100.000 roubles, tandis que tous les chefs d'unité
ayant pris part à la bataille recevaient des décorations et chaque soldat une
gratification de 5 roubles. Telle est encore aujourd'hui celle des autorités
soviétiques qui, chaque année, le jour anniversaire de la bataille, célèbrent
l'événement par un défilé militaire sur les lieux mêmes où sont tombés les
glorieux combattants d'une guerre qu'ils continuent à appeler "La Première
Grande Guerre Patriotique", la seconde étant celle qu'ils menèrent contre
les troupes allemandes de 1941 à 1945.
Dès les premières heures du 8 septembre, les Russes empruntent la nouvelle
route de Moscou et prennent la direction de Mojaïsk, situé à une cinquantaine
de kilomètres. Les avant-gardes du maréchal Murat les poursuivent et découvrent
avec stupéfaction que "le chemin était net et sans un seul débris
d'hommes, de chariots, ou de vêtements". Les Russes ayant un respect
religieux pour leurs morts, avaient même pris soin de les enterrer et de
planter une croix sur leur tombe.
Le gros des forces françaises et alliées, protégé sur la gauche par les unités
du prince Eugène, sur la droite par celles du général Poniatowski, prend lui
aussi la direction de Mojaïsk. Pour éviter d'inutiles accrochages, il emprunte
la vieille route située plus au Sud. Aux abords de la ville où se rejoignent
les deux routes, les Russes ébauchent un simulacre de résistance, mais après
avoir mis le feu aux maisons, reprennent leur mouvement de repli.
Napoléon
va demeurer trois jours à Mojaïsk et loger aux environs de la ville dans un
château d'assez modeste apparence appartenant à la famille des princes
Galitzine. Le rhume qu'il avait contracté à Borodino l'a rendu aphone. Dès
qu'il a retrouvé sa voix, il dicte des ordres pour qu'à Paris et dans les
principales cités de son empire soit célébrée en grande pompe la grande
victoire qu'il vient de remporter, que des canons tirent des salves triomphales
et que les évêques "réunissent les peuples dans les églises pour chanter
des prières et adresser des actions de grâce au Dieu des Armées".
Le 13 septembre, il arrive à Malo-Viasma, à une quarantaine seulement de Moscou
et ignore toujours si l'ennemi ne va pas livrer une suprême bataille devant
l'ancienne capitale. De son côté et au même moment, le maréchal Koutousov
s'interroge. Il sait qu'à Saint-Pétersbourg et jusque dans l'entourage du Tsar,
il est souvent accusé d'être atteint "de la maladie de la reculade".
Il sait aussi que plusieurs de ses généraux, Bennigsen en tête, se déclarent
partisans de sauver l'honneur à tout prix. Il sait enfin que la majorité de ses
soldats sont prêts à les suivre et que beaucoup de Moscovites se préparent déjà
aux combats de rues. Mais, en même temps, il mesure les conséquences
désastreuses pour la Russie que pourrait avoir une bataille perdue, entraînant
la destruction de son armée, alors que le gouvernement russe lui a fait savoir
à plusieurs reprises qu'il se trouvait dans l'impossibilité de lever et
d'équiper de nouvelles troupes. La sagesse lui commande donc de livrer Moscou
sans combat et de se retirer hors de la ville, en un lieu où ses troupes
pourront reprendre leur souffle et se préparer à aborder l'avenir.
Sa
décision est donc prise, mais pour soulager sa conscience et faire partager sa
responsabilité par ses principaux chefs de corps, il les convoque précisément
ce 13 septembre à quatre heures de l'après-midi, à assister à un véritable
conseil de guerre qui doit avoir lieu dans l'isba d'un modeste habitant du
village de Fili, Sébastien Sebastianov, à quelques verstes des portes de
Moscou.
Sont
présents, outre le chef d'état-major Bennigsen (qui est arrivé en retard car il
s'était attardé à table) le général Barclay-de-Tolly
et neuf de ses collègues. Koutousov ouvre la séance en ces termes :
"Le
salut du pays étant dans la force vive de l'armée, est-il préférable de la
perdre et Moscou avec elle en livrant bataille, ou de se retirer et
d'abandonner la ville sans lutte. C'est sur cette question que je désire
connaître votre avis".
Le
général Bennigsen prend le premier la parole. Comme on s'y attendait, il
déclare qu'il faut se battre et ajoute qu'il a découvert une position
particulièrement favorable pour barrer la route à l'envahisseur:
"Nous
sommes Russes avant tout (il oublie sans doute que sa famille est originaire du
Hanovre) et notre courage nous ouvrira les portes de la victoire",
conclut-il.
Barclay-de-Tolly est
d'un point de vue contraire. Les autres généraux se partagent entre adversaires
et partisans de la résistance, les premiers étant apparemment plus nombreux que
les seconds.
Après
un long moment de silence, Koutousov, d'une voix émue met un terme à la
discussion: "Eh bien! Messieurs, dit-il simplement, c'est donc moi qui
dois payer les pots cassés. J'ai écouté l'opinion de chacun de vous et je sais
que certains ne seront pas de mon avis mais, en vertu des pouvoirs qui m'ont
été octroyés par l'Empereur, j'ordonne la retraite".
Et,
voyant la déception qui se lit sur plusieurs visages, il précise:
"Vous
craignez de vous retirer derrière Moscou, mais je considère cette retraite
comme providentielle car elle conservera notre armée. Napoléon ressemble à un
torrent impétueux que nous ne pouvons pas encore arrêter, mais Moscou sera
l'éponge qui va l'absorber".
Ainsi, le sort en est jeté : Moscou ne sera pas défendue. La nouvelle se répand
dans les rangs de l'armée russe. En l'apprenant, beaucoup d'officiers pleurent,
d'autres arrachent les insignes de leurs grades. On entend même prononcer le
mot de "trahison". Koutousov sait cependant qu'il sera obéi.
Lui-même, la nuit venue, va se réfugier dans l'isba de Fili pour y prendre
quelque repos et plusieurs témoins assureront l'avoir entendu sangloter. Le
lendemain, il tente de justifier aux yeux du Tsar la douloureuse résolution
qu'il vient de prendre et termine sa lettre en ces termes: "J'ose, très
gracieux seigneur et souverain, vous présenter humblement que l'entrée de
l'ennemi à Moscou est loin d'équivaloir à la soumission de la Russie... Cette
perte est réparable et n'implique pas celle de la Patrie".
Pendant
ce temps, la cavalerie de Murat est arrivée en vue de la capitale. Koutousov
lui a fait demander une suspension d'armes afin de laisser à ses troupes le
temps de traverser la ville. Napoléon ayant accepté à condition que ce
mouvement s'effectue le plus rapidement possible et sans discontinuité, Murat
s'arrête dans sa progression.
Le
14 septembre, dans l'après-midi, Napoléon parvient au lieu dit le mont des
Oiseaux (aujourd'hui le mont Lénine) qui domine les rives de la Moskowa. Moscou
est à ses pieds. Au delà du fleuve, il aperçoit les clochers bulbeux des
églises et au loin les tours du Kremlin.
"La
voilà donc cette cité fameuse", s'exclame t-il! Et il ajoute: "Il
était temps"!
Les
soldats qui l'entourent l'acclament follement. Chacun rêve de bons quartiers
d'hiver, de vivres abondants et surtout de repos au terme d'une campagne
pénible et à l'issue longtemps incertaine. De plus, nul ne doute que les Russes
vont enfin reconnaître leur défaite et demander la paix. Napoléon, pour sa
part, semble "transporté de joie".
Soudain, sa physionomie s'assombrit : le commandant d'une patrouille qui s'est
aventuré dans les faubourgs lui apporte cette information surprenante:
"Sire, la ville est déserte".
En
effet, en apprenant l'arrivée prochaine des Français, la grande majorité des
300.000 Moscovites, après avoir réuni leurs biens les plus précieux, ont
abandonné leurs maisons et se sont enfuis dans la campagne avoisinante. Seuls
sont restés les domestiques, les vagabonds, quelques déserteurs et, bien
entendu, les membres des colonies étrangères parmi lesquels compte d'assez
nombreux Français, soit au total 15 à 20.000 personnes.
Napoléon
se refuse à le croire : "Quel événement extraordinaire! Il faut y
pénétrer".
Espérant
sans doute que des représentants des classes dirigeants moscovites pourront lui
fournir des explications sur les dispositions qu'ils ont prises pour
l'accueillir dans leur ville, il ajoute: "Allez et amenez-moi les boyards.
Mais,
il n'y a pas de boyards. On arrive tout juste à découvrir quelques miséreux,
abrutis et tremblants, que l'on oblige à s'incliner devant le maître de
l'heure.
Celui-ci,
bien sûr, n'est pas dupe de cette ridicule mise en scène et demeure longtemps
songeur.
Par mesure de sécurité, les membres de son entourage insistent pour qu'il passe
la nuit dans une mauvaise auberge en bois construite dans le faubourg de
Dorogomilov, situé aux abords du mont des Oiseaux, tandis que ses généraux iront
occuper les principaux quartiers de la ville et se seront assurés que les
troupes ennemies se sont effectivement retirées. Napoléon s'y résigne et va
vainement chercher à trouver le sommeil dans une marchandise sordide où règne
une odeur si nauséabonde que son valet de chambre est obligé d'y faire brûler
du vinaigre toute la nuit.
Le 15 septembre, au petit matin, il apprend que les troupes du maréchal
Koutousov ont traversé la ville sans incident et, que les rares Moscovites
aperçus dans les rues paraissent calmes, en dépit des recommandations que leur
a adressées en partant le gouverneur, le général Rostopchine, aux termes
desquelles ils devaient s'armer de piques, de haches et de fourches à trois
dents pour attaquer et embrocher les envahisseurs qui, avait-il précisé
"n'étaient pas plus lourds qu'une gerbe de blé". On lui annonce
également plusieurs mauvaises nouvelles. D'abord que les Russes ont emporté le
trésor des Tsars (aujourd'hui exposé au musée des Armures du Kremlin), les
archives et tous les documents administratifs, et enfin le numéraire entreposé
dans les caisses publiques. Plus grave encore: les portes des prisons ont été
ouvertes sur l'ordre des autorités responsables et toute la nuit, des
maraudeurs ont pillé les dépôts de vivres et se sont introduits dans les
maisons abandonnées par leurs habitants pour s'approprier leurs richesses.
Immédiatement,
l'Empereur convoque le maréchal Mortier qu'il vient de nommer gouverneur de
Moscou en remplacement du général Rostopchine: "Surtout, lui ordonne t-il,
pas de pillage. Vous m'en répondez sur votre tête. Défendez la ville envers et
contre tous".
A six heures du matin, sur son cheval "Emir", Napoléon, entouré de
son état-major, se dirige vers le mont Pokolonnaïa, le mont du Salut, qui
marque l'entrée de la cité. C'est là que, selon une très ancienne tradition,
tout étranger devait se découvrir et s'incliner avant de pénétrer dans la Ville
Sainte. Jusqu'alors, aux abords de toutes les métropoles conquises, Milan,
Venise, Alexandrie, Le Caire, Jaffa, Vienne, Berlin, Madrid, Varsovie,
Amsterdam, Anvers, une délégation de notables était venue à sa rencontre pour
lui demander sa protection et lui offrir les clefs de leur ville. Aujourd'hui,
rien de tel : personne n'a l'air de se soucier de sa présence. Après un instant
d'hésitation, il n'en décide pas moins de poursuivre sa route.
Il
parcourt des rues silencieuses, entre deux rangées de maisons vides. Lorsqu'il
s'engage dans l'Arbat, la célèbre artère commerçante qui s'enfonce vers le
centre de la ville, il ne peut s'empêcher de laisser tomber ces simples mots:
"Quel désert affreux".
Lorsqu'il parvient devant les murailles du Kremlin, une fusillade éclate. Les
grenadiers de sa Garde débusquent les tireurs et les passent par les armes.
Vers
dix heures, Napoléon franchit la porte Borovitskaïa et va s'installer dans
l'antique palais réservé aux Tsars lorsqu'ils venaient se faire couronner à
Moscou. Ce bâtiment, qui datait du temps d'Ivan-le-Terrible et dont les
fenêtres donnaient sur la Moskowa, devait être détruit quelques semaines plus
tard sur l'ordre même de l'Empereur et sur son emplacement a été construit au
siècle dernier un nouvel édifice, le palais Saint-Georges, aujourd'hui occupé
par le Soviet Suprême de l'U.R.S.S.
Malgré
la sensation de malaise qu'il a éprouvée au cours de la traversée de la ville,
l'Empereur ne peut se retenir de laisser éclater sa joie. "Je suis enfin à
Moscou, l'entend-on répéter à plusieurs reprises, je me trouve dans l'antique
cité des Tsars, au Kremlin"!
La lettre qu'il adresse le jour même à l'impératrice Marie-Louise témoigne de
ses premières impressions : "La ville est aussi grande que Paris. Il y a
mille six cents clochers et plus de mille beaux palais. La ville est garnie de
tout. La noblesse est partie, on a aussi obligé les marchands à partir, le
peuple est resté... Cette belle conquête est le résultat de la bataille de la
Moskowa...".
A
travers ces lignes, on perçoit la satisfaction et l'orgueil d'un homme qui
croit être parvenu à ses fins et qui va continuer à imposer sa loi. Mais,
malgré cet éclatant succès, croit-il vraiment avoir gagné la guerre ?
Revue : Revue
du Souvenir Napoléonien
Numéro : 353
Mois : juin
Année : 1987
Pages : 6-23