Davout, homme de devoir.
3. Napoléon et Davout
(Article
de Jean LINDEN)
Davout
et la seconde abdication
Nous
ignorons ce qui s'est dit le 22 mars 1798 à l'Hôtel de la rue de La Victoire,
lors de la première entrevue entre Bonaparte et Davout. Pourtant, ce jour-là
peut être considéré comme l'origine de la remarquable ascension du futur Prince
d'Eckmühl. A cette époque, en effet, si Davout connaissait la réputation de
celui qui venait d'affirmer son génie durant la magistrale Campagne d'Italie,
la réciproque n'était pas vraie. Simple général de brigade, n'ayant commandé
qu'en sous-ordre des effectifs limités, ne pouvant être apprécié que par ceux
qui avaient combattu à ses côtés, rien ne prédestinait l'ancien élève de
l'Ecole d'Auxerre à une haute destinée. On peut supposer qu'il fut séduit par
le prestige du vainqueur de l'Autriche qui savait se montrer enjôleur quand il
le voulait mais, qu'inconnu de ce dernier, il ne fut désigné pour l'Expédition
d'Egypte que grâce à la caution de Desaix, organisateur de cette rencontre.
Bonaparte
n'attachait pas une importance particulière à ce jeune général, ne lui confiant
aucun commandement au début de la campagne. Il remarqua ensuite sa valeur, son
esprit d'initiative lors des opérations qui lui furent confiées, mais il fut
surtout conquis par l'opposition que montra Davout à la convention d'El Arich.
En lui donnant le commandement de la cavalerie de l'Armée d'Italie à son retour
en France, le Premier Consul lui accorde une preuve de sa confiance; mais il
ira plus loin, favorisant son mariage avec la belle-sœur de Pauline et
l'élevant à la dignité de maréchal d'Empire le 19 mai 1804, le nommant Grand
Officier de la Légion d'honneur créée, le 14 juin de la même année.
Sa
promotion au maréchalat étonne car il n'avait jamais exercé de grand
commandement et ses états de services, s'ils
étaient brillants, ne justifiaient pas une telle faveur; seule, l'estime de
l'Empereur permet d'expliquer ce choix.
Il
est deux points intéressants à noter: tout d'abord les connaissances militaires
de Davout ne doivent rien à Bonaparte, il les avait acquises avant de le
rencontrer,
les avait affirmées sur le terrain; l'homme qui l'influença dans ce domaine fut
son chef et ami Desaix. D'autre part, les deux hommes ont bénéficié d'un
enseignement semblable: Ecole Militaire d'Auxerre, pour l'un, de Brienne, pour
l'autre; puis, à un an d'intervalle, l'Ecole Militaire de Paris dont le rôle a
été souvent méconnu. C'est à l'Ecole de Paris qu'ils vont, non seulement comme
tous les élèves, apprendre les rudiments de leur métier mais, allant plus loin
que leurs condisciples, se forger une nouvelle conception de la conduite d'une
guerre. Ces idées novatrices, qui vont bouleverser l'art des combats, nous
éblouissent à travers les campagnes de l'Empereur; elles sont moins apparentes
chez Davout qui n'a pas l'occasion de les appliquer sur une grande échelle.
Elles
sont basées sur la manœuvre que le génie de Napoléon conçoit en fonction de
l'avenir, avec toutes les implications politiques qu'elle comporte,
alors
que Davout la situe dans le présent, dans la limite de la campagne, le maintien
dans un cadre strictement militaire. Il n'y a pas opposition entre les deux
principes, mais complémentarité et, si le maréchal est subjugué par l'Empereur,
ce dernier fait confiance à son lieutenant.
Ce
climat va, peu à peu, se détériorer au point que, tout au long de la Campagne
de Russie, Napoléon fera preuve d'une injustice flagrante envers Davout.
Comment
en est-on arrivé là et quand a commencé ce discrédit du maréchal? Si la
première question trouve sa réponse dans de multiples causes que nous
examinerons plus loin, la seconde ne nous permet que des hypothèses. Certains
historiens veulent voir son origine dans la jalousie qu'aurait éprouvée
l'Empereur après Auerstaedt, victoire plus méritante, et partant, plus
glorieuse, que celle qu'il avait remportée le même jour à Iéna. Cette thèse ne
tient pas. Napoléon voulut que Davout et son corps d'armée entrent les premiers
à Berlin, fit de Davout, deux ans plus tard, le duc d'Auerstaedt avant de lui
donner, après une autre victoire, le titre de Prince d'Eckmühl; enfin, il en
fit le plus richement doté de ses maréchaux après Berthier, mais avant Ney. Il
est bien difficile, après tout cela, de croire à la jalousie !
Il n'est pas davantage possible d'accepter de voir dans l'éloignement
de Davout en Pologne puis à la tête de l'Armée du Rhin, une mesure de disgrâce.
Comment penser que l'Empereur lui aurait confié, dans ces conditions, un
véritable proconsulat sur le Grand duché de Varsovie, puis la constitution et
le commandement d'une armée de plus de 100.000 hommes, face à la Prusse, à
l'Autriche et à la Russie ? C'eut été de l'aberration! En vérité, les mesures
de disgrâce se limitaient à donner un commandement à l'intérieur où le contrôle
était facile, à confier une ambassade secondaire ou à mettre l'intéressé en
disponibilité; plusieurs maréchaux connurent semblables aventures. C'est au
contraire une preuve de confiance qui est donnée à Davout, mais il est probable
que l'Empereur n'est pas mécontent de le voir loin de lui, tant le caractère du
maréchal lui devient insupportable.
Cet
agacement, Napoléon a dû le ressentir assez rapidement. Davout n'est pas un
courtisan et, dans sa certitude d'avoir raison, il tient tête à l'Empereur qui
n'aime guère la contradiction, avec politesse, mais aussi avec entêtement, et
il se trouve que sur les problèmes militaires, ils ne sont pas toujours du même
avis.
De
plus, le maréchal a la manie de s'occuper des choses qui ne sont pas de son
ressort; en Pologne, par exemple, il développera des solutions politiques pour l'avenir
du Grand duché alors que cela n'est pas de sa compétence et, qui plus est, il
continuera à les proposer bien que les sachant en opposition avec les projets
de l'Empereur.
Sa
femme aussi fait preuve de maladresse. Désignée pour être dame d'honneur de
Madame Mère, ce qui est une faveur très recherchée, elle voudrait refuser,
n'aimant que sa campagne et sa maison: il faudra toute l'adroite insistance du
maréchal qui lui écrit de Dunkerque, pour qu'elle finisse par accepter. Elle se
dégagera bien vite de sa charge, sous prétexte que sa santé ne lui permet pas
d'en assurer les fonctions. L'Empereur, qui n'est pas dupe, n'apprécie
certainement pas cette dérobade.
Il
n'y a, dans tout cela, que de petits faits, insignifiants peut-être, mais dont
la répétition finit par irriter Napoléon, dont la patience n'est pas la vertu
cardinale. Ainsi se crée une atmosphère qui, peu à peu, rend Napoléon perméable
aux insinuations d'un entourage qui n'aime pas Davout. Il existe à la Cour
Impériale un certain nombre de personnages influents qui, par rancune, par
envie ou par jalousie, cherchent à lui nuire et saisissent toutes les occasions
de le faire. Une de celles-ci leur est offerte alors que le maréchal gouverne
le Grand duché de Varsovie.
Le
1er août 1800, alors qu'il commandait la cavalerie de l'Armée
d'Italie, il écrivait, dans une lettre à Bonaparte, cette curieuse phrase:
"un je ne sais quoi m'attache à tout ce qui est Polonais. Qui sait ce qui
est écrit dans le grand rouleau ?". Quelques années plus tard il montre,
en effet, l'intérêt qu'il porte à la Pologne. Non seulement il défend les
Polonais, mal compris par l'Empereur, appuie leurs revendications, mais demande
la réunification du pays et le rétablissement du royaume. Ces thèses,
présentées et soutenues tout au long des rapports qu'il envoie en France,
sortent du cadre des pouvoirs purement militaires et administratifs qui lui ont
été confiés sur le Grand duché; elles s'opposent à la politique qu'entend
poursuivre Napoléon. Cette insistance fait croire à l'Empereur que Davout a
l'ambition de ceindre la couronne de Pologne et il est encouragé dans cette
opinion par une partie de son entourage. C'est un grief sérieux contre le
maréchal puisqu'il semble que celui-ci joue une carte personnelle à l'encontre
des désirs de son Souverain. Sans doute, d'autres maréchaux seront couronnés:
Murat à Naples, Bernadotte en Suède, mais le premier est le beau-frère de
l'Empereur, le second l'époux de Désirée Clary; ni Soult, au Portugal, ni
Davout, en Pologne, ne peuvent faire valoir de semblables arguments, en
particulier si Napoléon n'envisage pas de créer d'autres dynasties ou de
nouveaux royaumes. Or, l'accusation portée contre le Prince d'Eckmühl ne repose
que sur des suppositions hasardeuses; rien dans sa correspondance officielle ou
privée ne permet de penser qu'il ait eu une telle ambition, au contraire, ses
lettres à sa femme font apparaître un désir de calme et de repos, une
aspiration, suivant sa propre expression, "à un bonheur bourgeois".
D'autres incidents, moins graves, souvent attisés par Berthier, vont
aggraver le mécontentement dans l'esprit de l'Empereur. Ceci explique,
pour une part, les critiques, reproches et même blâmes qui vont sanctionner
presque toutes les actions de Davout durant la Campagne de Russie. D'autres
facteurs interviennent pour créer cette irritation chez Napoléon: les erreurs
des chefs de corps quand ils ne sont pas près de lui, l'impossibilité d'imposer
aux Russes une bataille décisive, l'inquiétude de ce qui risque de se passer à
Paris, inquiétude surtout sensible pendant la retraite; d'autres maréchaux
subiront des remontrances plus ou moins vives, mais aucun ne sera aussi
constamment et surtout aussi injustement attaqué que le Prince d'Eckmühl.
Après
l'échec de la manœuvre d'encerclement de Bagration au début de la campagne,
l'Empereur lui reproche d'avoir pris trop tôt le commandement du corps de
Jérôme qu'il lui avait confié, alors que la lenteur de marche de ce dernier
faisait échouer l'opération ensuite, il l'accuse d'être responsable de cet
insuccès tout en sachant bien que son corps était en place au moment voulu et
que la seule cause de cet insuccès était le retard du Roi de Westphalie. Le 2
septembre, il lui adresse de Ghjatz une violente lettre blâmant la manière dont
marchent ses unités, sans doute suite à un rapport de Murat avec qui Davout
partage le commandement de l'avant-garde. La veille de Borodino, Davout propose
d'effectuer une marche de nuit avec tout son corps et d'attaquer le flanc
gauche ennemi au matin, alors que le gros de l'armée donnera l'assaut de face,
ce débordement obligeant les Russes à se battre sur deux directions et
permettant de prendre les redoutes à revers. Malgré un premier refus, il
insiste et l'Empereur, excédé, lui lance: "ah! vous êtes toujours pour
tourner l'ennemi; c'est une manœuvre trop dangereuse!". Elle avait
pourtant permis l'anéantissement des Prussiens à la journée d'Iéna-Auerstaedt
et la victoire à Eylau, comme à Wagram. L'attaque frontale, massive, décidée,
allait entraîner de lourdes pertes sans donner de résultats décisifs.
La
retraite commençait mal. Après le combat de Malo-Jaroslawete, Napoléon avait
abandonné la route du Sud malgré l'insistance de Davout pour reprendre la route
de l'aller, dévastée lors du premier passage et où tout allait manquer, le
premier corps, sous les ordres du maréchal assurait l'arrière-garde.
L'Empereur
se plaignit alors vivement de la marche trop lente de ce corps qui retardait
toute l'armée, sans tenir compte du fait qu'il trouvait une route encombrée par
les voitures des unités qui le précédaient, mais qu'il devait aussi ramasser
les traînards, assurer le ravitaillement, alors que tout était détruit par les
troupes qui venaient de passer, ce dont il se plaint dans une lettre du 28
octobre, et repousser les harcèlements de la cavalerie ennemie.
Quand
Davout rejoignit l'Empereur après avoir abandonné Krasnoë, il ne reçut aucune
remontrance; mais un peu plus tard, quand Ney eut rejoint à son tour, alors
qu'on le croyait perdu, les reproches éclatèrent. Ils étaient, une nouvelle
fois, immérités. Les ordres précisant au chef de corps "d'attendre le
temps qu'il jugerait convenable", et il était resté jusqu'à ce qu'accablé
par des forces supérieures, sans possibilité de secourir le duc d'Elchingen,
menacé d'encerclement, la retraite fut le seul moyen de sauver ses hommes.
Il y eut d'autres manifestations de mécontentement, moins importantes,
mais il n'y eut que fort peu de témoignages de satisfaction. C'est
donc assez amer que le maréchal retrouve Napoléon à Smorgoni et, comme
l'Empereur, très amical, lui demande pourquoi il ne le voyait plus, s'il
l'avait abandonné, il lui répond qu'il croyait lui déplaire. Tout cela avait
créé entre les deux hommes un climat désagréable, tendu; la confiance de l'un,
la loyauté de l'autre n'étaient pas en cause, mais les conditions d'une
collaboration intime, démunie d'arrière-pensée qui, pourtant, n'avait jamais
été aussi nécessaire, n'étaient plus réunies. A vrai dire, depuis 1809, Davout
avait bien subi quelques critiques, parfois sévères, mais elles se trouvaient
alors compensées par des preuves de satisfaction qui en effaçaient la rigueur.
Rien de tel en Russie où les blâmes deviennent systématiques, sans
contre-partie. Le Prince d'Eckmühl savait que l'agressivité de l'Empereur à son
égard était envenimée par quelques personnages de son entourage, il n'en était
pas moins affecté.
Dans
ces conditions, on peut penser que le commandement de la 32e division militaire
et de Hambourg était de nature à satisfaire le maréchal en lui assurant une
liberté d'action relative, à l'origine, mais réelle du fait de l'éloignement et
qui devient totale lorsque les communications avec le quartier général sont
interrompues. Cette mission, d'une importance capitale, montrait que Napoléon
savait à quoi s'en tenir sur les talents militaires et les qualités
d'administration de son lieutenant, ainsi que sur sa fidélité et sa probité.
Sur ce dernier point, n'avait-il pas, un jour, répondu à Narbonne, qui
s'étonnait de ses largesses envers un homme qui lui déplaisait: "il faut
bien donner à celui-là puisqu'il ne prend pas !". Les relations pendant le
siège, tant qu'elles purent exister, furent normales. Les accusations portées
contre le maréchal à son retour en France, après la première abdication, lui feront
adresser au Roi un mémoire sur sa conduite, dans lequel il a le courage de
proclamer à Louis XVIII sa déférence envers Napoléon: "une grande
responsabilité a pesé sur moi; j'aurais pu rejeter sur le gouvernement la
sévérité des mesures dont je n'étais que l'exécuteur; mais j'ai gardé le
silence, par devoir et par respect pour l'autorité souveraine à laquelle cette
déférence me paraît due. Tels sont les principes que j'ai toujours
professés".
La
rencontre du 20 mars 1815, dès l'arrivée de l'Empereur à Paris, fut des plus
cordiales. Elle se poursuivit durant plusieurs heures et Napoléon fit montre de
toute sa séduction pour convaincre Davout d'accepter le ministère de la Guerre.
Celui-ci refusa longtemps, ne se sentant pas les qualités requises à ce poste
et insistant pour recevoir un commandement. Il s'inclinera finalement, par
devoir, et accomplira un travail considérable pour reconstituer et équiper
l'armée. Cependant, il n'est pas pleinement d'accord sur la forme donnée aux
institutions. Jacobin, comme Bonaparte, au début de la Révolution, il abandonne
ses idées premières devant les excès qu'il voit et qui en dénaturent le sens;
toutefois, il restera toujours un libéral, épris d'ordre, convaincu que, seul,
le gouvernement doit avoir la charge de diriger le pays et n'accordant aux
Chambres qu'un rôle secondaire. Il s'est donc rallié très sincèrement au
Consulat, puis à l'Empire mais, constatant que ce dernier devenait de plus en
plus inutilement despotique, il n'a pas caché à ses intimes son désaccord, tout
en continuant à servir fidèlement. Comme beaucoup, il espère que l'Empereur, au
retour de l'Ile d'Elbe, va libéraliser le régime, et il est déçu par l'acte
additionnel ; non pas qu'il ne soit d'accord sur le fond, mais parce qu'il en
désapprouve la forme. Il souhaitait que la réforme figurât dans une nouvelle
constitution et il ne trouve qu'un ajout à l'ancienne, ce qui est loin de lui
donner la même autorité. Le titre lui-même: "acte additionnel", est
mal compris de la population et favorise la propagande de l'opposition. Mais la
menace qui pèse sur le pays impose un pouvoir fort, mobilise les énergies de
ceux qui travaillent à sa défense et ne leur laisse pas le loisir de s'occuper
d'autre chose.
Davout et la seconde
abdication
Au
retour de l'Empereur à l'Elysée après Waterloo, un Conseil des Ministres est
réuni; Davout, conscient des difficultés qu'allaient susciter les Chambres,
propose aussitôt de les proroger, ce qu'autorisait la Constitution ; mais le
temps passe en vaines discussions sans que Napoléon prenne de décision. Il ne
reprend conscience avec les réalités qu'au moment où il est avisé que la
chambre des Représentants s'est déclarée en permanence et précise que toute
tentative pour la dissoudre est un crime de haute trahison. Elle convoque les
ministres à sa tribune. L'Empereur est indigné, parle de mesures autoritaires
mais, calmement, le Prince d'Eckmühl s'y oppose faisant valoir qu'il est trop
tard, que la situation ne permet plus de refaire un 18 Brumaire et que si la
décision de l'Assemblée est illégale, il n'est plus possible d'intervenir
contre elle sans provoquer une guerre civile et qu'il se refuserait à en être
l'instrument. Le Parlement représentait la Nation et, à partir du moment où il
prenait une position formelle, fut-elle inconstitutionnelle, la proroger
devenait une mesure de violence qui, dans un pays agité par des opinions
opposées, ne manquerait pas de déclencher une épreuve de force, d'autant plus
inopportune que les armées ennemies, franchissant la frontière, marchaient sur
la capitale.
L'intervention
du maréchal devant une Chambre manipulée par Fouché, est vaine.
L'Empereur
doit se résoudre à la seule solution possible pour éviter la déchéance:
abdiquer en faveur de son fils. Le pouvoir appartient désormais à une
commission de cinq membres, chargée de négocier la cessation des hostilités.
Davout
n'en fait pas partie mais reste ministre de la Guerre et reçoit le commandement
de l'armée.
Napoléon
est resté à l'Elysée et une foule hétéroclite, composée d'ouvriers et
d'artisans du Faubourg Saint-Antoine, d'anciens militaires, d'officiers ayant
abandonné leurs troupes, s'est massée aux abords du Palais et l'acclame à
chacune de ses apparitions dans le jardin. Cette situation inquiète la
Commission de Gouvernement qui craint de voir l'ordre public gravement troublé
et d'être gênée dans ses pourparlers, la présence de l'Empereur à Paris pouvant
faire croire aux adversaires que l'abdication n'était qu'un leurre, alors
qu'elle constitue la base même des négociations; elle charge le ministre de la
Guerre de demander à celui qui régna sur le monde, de s'éloigner de la
capitale. Il ne s'agissait pas, comme l'ont écrit certains, de le faire partir
au-delà de nos frontières, mais de lui laisser choisir une résidence temporaire
en attendant les passeports qui devaient lui permettre de gagner une terre
d'exil.
Davout
s'adresse à Flahaut, alors très en faveur auprès de l'Empereur, pour qu'il
obtienne de ce dernier un départ prochain. Une discussion très vive va s'élever
entre le maréchal et l'aide de camp; cette scène a été déformée par les
historiens et il est indispensable d'examiner attentivement les faits pour
retrouver la vérité.
Certains
la situent le 24 juin, donc au moment où il s'agit de convaincre Napoléon de
quitter Paris; d'autres le 28 juin, lorsque l'Empereur propose de reprendre le
commandement le temps de remporter la victoire, d'autres encore pensent qu'il y
a eu, à chacune de ces dates, un échange de propos violents entre les deux
hommes. Il apparaît, tout d'abord, que Davout et Flahaut ne se sont pas
rencontrés le 28; la relation du général Becker précise que c'est lui, et lui
seul, qui fut chargé de contacter la Commission de Gouvernement pour lui
transmettre la proposition de l'Empereur; il fut reçu par les cinq membres de
la Commission où, seul, Fouché prit la parole pour rejeter l'offre sans
qu'aucun des quatre autres manifestât la moindre opposition à ce refus. Becker
ne rencontra pas le ministre de la Guerre, qui n'avait d'ailleurs aucune
qualité pour prendre une décision à ce sujet. La discussion eut donc lieu le 24
juin et porta exclusivement sur la mission que le maréchal voulait confier à
Flahaut.
Il importe de savoir ce qui fut exactement dit par l'un et par l'autre
à cette occasion. Cette entrevue se déroula en tête-à-tête, sans
témoin. Seuls donc, les deux intéressés sont donc en mesure de rapporter les
paroles échangées. Le récit de Flahaut a été publié par Fleury de Chaboulon
dans ses "Mémoires sur 1815", et nous verrons plus loin quelle
confiance il est possible d'accorder à cet ouvrage qui précise que Davout
aurait dit avec irritation: "retournez auprès de l'Empereur; dîtes-lui
qu'il parte, que sa présence nous gêne, qu'elle est un obstacle à tout
arrangement, que le salut du pays exige son départ. Qu'il parte sur-le-champ,
sans quoi nous serions obligés de le faire arrêter. Je l'arrêterai
moi-même!". Dans ses "Souvenirs de 1815", que le maréchal dicta
à Gordon, précepteur de son fils et qui figurent dans la biographie que lui
consacra son petit-fils, le comte Vigier, Davout s'élève avec indignation
contre cette version et, reconnaissant avoir dit qu'il ferait partir
l'Empereur, il ajoute "qu'il rougirait de se défendre d'avoir fait la
menace de moyens coercitifs, indignes d'une si grande infortune jointe à tant
de gloire et déshonorants pour ceux qui auraient eu le triste courage d'y
recourir". Où est la vérité ?
Flahaut,
qui est un partisan inconditionnel de Napoléon a, par ailleurs, épousé la
querelle de Berthier et n'aime pas le Prince d'Eckmühl. Chargé d'une mission de
contrôle auprès des bureaux de la Guerre, il s'était conduit avec une
désinvolture et un manque d'égards inconcevables vis-à-vis du maréchal, son
supérieur. Pour toutes ces raisons, son témoignage peut refléter une certaine
partialité qui se traduirait par une exagération d'autant plus compréhensible
qu'il cherche, de façon évidente, à se donner le beau rôle. Le récit de Davout
est moins sujet à caution parce qu'il trouve une confirmation indirecte dans
une lettre qu'il adresse, dès le lendemain, au général Becker, nommé au
commandement de la garde de l'Empereur à La Malmaison. Le 25 juin, en lui
adressant l'ordre de la Commission de Gouvernement, il ajoutait quelques lignes
d'accompagnement lui précisant: "l'honneur de la France commande de
veiller à la conservation de sa personne et au respect qui lui est dû". La
fin de cette phrase infirme les propos que lui a prêtés son antagoniste.
Il
semble que la version donnée par Chénier, généralement bien informé lorsqu'il
s'agit de détails de ce genre, dans son "Histoire du maréchal
Davout", soit la plus vraisemblable; elle a d'ailleurs été adoptée par la
plupart des spécialistes de cette époque: à la suite d'une très vive discussion
où Flahaut fait preuve d'une certaine impertinence, Davout l'aurait congédié
par cette simple phrase: "je saurai bien faire partir l'Empereur
moi-même". On a souvent donné à ces mots un sens péjoratif; interprétation
hasardeuse, démentie par le passage de la lettre au général Becker, cité
ci-dessus. Elle indique, simplement, l'intention de remplir la mission qui lui
a été confiée.
L'entrevue avec Napoléon fut, nous l'avons vu, correcte mais froide.
Les deux hommes ne devaient plus se revoir. Il n'apparaît pas que l'Empereur
ait conservé à l'égard du maréchal la moindre rancune, ce qui tend aussi à
infirmer le récit de Flahaut. A Sainte-Hélène, un exemplaire du livre de Fleury
de Chaboulon a été lu par Napoléon qui l'a annoté de sa main en maints endroits.
Le livre a été rapporté en France par Ali, qui l'a légué à la ville de Sens.
Sur le frontispice de l'ouvrage on lit, écrit par l'Empereur: "On doit
regarder comme d'invention pure les discours et propos que l'auteur prête à
l'Empereur Napoléon; il le fait parler et penser selon ses propres opinions et
selon le dire des jeunes gens du premier salon de service". Plus loin, on
trouve, toujours de la même écriture: "jeune homme, vous vous reprocherez
toute votre vie cet ouvrage dans lequel vous compromettez tant de pères de
famille et calomniez tant de grands et illustres citoyens". Ceci indique
déjà le peu de foi que l'on peut accorder à ce livre et amène à se demander si
son auteur n'a pas "embelli" ce que lui avait conté Flahaut. Mais ce
qui nous intéresse plus particulièrement, c'est le portrait de Davout qui y
figure: "Le Prince d'Eckmühl fut nommé ministre de la Guerre. Par la
dureté de ses manières et de son langage, par des actes de sévérité barbare, il
s'était attiré autrefois l'animadversion universelle. Sa fidélité à l'Empereur
et la défense de Hambourg l'avaient réconcilié depuis avec l'opinion. La
faiblesse et la versatilité de son caractère excitaient bien quelques
inquiétudes, mais on espérait que l'Empereur saurait le maîtriser et que l'armée
retirerait beaucoup d'avantages de son zèle infatigable et de sa sévère
probité". En marge, la main de l'Empereur a simplement noté: "quelle
injustice que ce portrait !".
Davout avait, au plus haut degré, le sens du Devoir qui le guida durant
toute sa vie. Il n'eut pas de problème tant qu'il servit l'Empereur;
mais vint l'heure du choix, au lendemain de Waterloo. Devant les
tergiversations de Napoléon, son hésitation à proroger les chambres, il sentit
que l'autorité qui avait fait sa force n'était plus dans les mains de son
souverain, au moment même où elle s'avérait la plus nécessaire. Le Devoir, pour
le maréchal, se résume alors dans la nécessité d'éviter la guerre civile,
d'arrêter la guerre étrangère et, de cela, l'Empereur n'est plus capable. Alors,
il faut trouver un autre pouvoir qui rétablira la paix, sauvant ainsi la
Patrie. Ainsi, il sera amené à réclamer très vite Louis XVIII, parce que le Roi
de Rome est à Vienne avec son grand-père l'Empereur d'Autriche qui ne le
laissera pas partir, parce que la république a laissé trop de souvenirs
sanglants et pas encore effacés, parce que le duc d'Orléans n'accepterait pas
une position intenable entre les légitimistes, les bonapartistes et les
républicains. Il se rallie donc à Louis XVIII, qui a pour lui la force de la
légitimité, bien qu'il ne l'aime pas, parce qu'il est le seul possible. Dès le
28 juin, il écrit à Fouché: "nous devons proclamer Louis XVIII, nous
devons le prier de faire son entrée dans la capitale, sans les troupes
étrangères, qui ne doivent jamais mettre le pied à Paris; Louis XVIII doit
régner avec l'appui de la Nation". Le duc d'Otrante avait d'autres vues
et, finalement, le Roi arrivera dans les fourgons de l'étranger. Il était prêt
à livrer bataille, convaincu de la victoire, mais certain qu'elle serait sans
lendemain et que les sacrifices consentis auraient été vains; et il renonce à
la gloire d'être vainqueur parce que le Devoir lui ordonne de songer d'abord à
la France.
Les
sentiments de Davout envers Napoléon ont évolué avec le temps, sans que sa
fidélité en soit affectée. Au début, il a eu, pour le général Bonaparte, puis
pour le Premier Consul, un attachement presque charnel: puis, sous l'Empire,
peu à peu, cette sorte de passion s'est transformée en une admiration qui se
mitigera, sur la fin, de regret quand il ne trouvera plus la manière impériale
dans les attaques frontales, coûteuses, qui remplacent les manœuvres décisives,
si pleines de génie. La critique de la Campagne de Belgique et de la bataille
de Waterloo, qu'il dictera à Gordon, en est le témoignage. Sur le plan
politique, il désapprouvait l'étouffement progressif des libertés, le poids
chaque jour plus lourd de l'autorité. Il n'en sert pas moins loyalement parce
que, là encore, se trouve son Devoir.
Il
ne semble pas que Napoléon ait jamais aimé Davout dont le caractère l'irrite:
il n'éprouve pas, pour lui, les élans qui le poussent vers un Lannes, un
Bessières, mais il l'estime, l'apprécie, lui fait confiance plus qu'à aucun
autre; et c'est, en définitive, lui, qui parlera le mieux du maréchal. Madame
de Blocqueville, sa fille, rapporte que le général Becker, chargé d'escorter
l'Empereur de la Malmaison à Rochefort, et qui rendait de fréquentes visites à
la maréchale, avait plusieurs fois raconté à sa mère, devant elle, que
Napoléon, parlant sans cesse durant le voyage, de ses défaites et de leurs
causes, s'était un jour écrié: "je croyais que Davout m'aimait, mais il
n'aimait que la France".
Revue : Revue
du Souvenir Napoléonien
Numéro : 303
Mois : 01
Année : 1979
Pages : 27-31