Davout, homme de devoir.
2. L'homme
(Article
de Jean LINDEN)
Grand,
bien proportionné, un visage blanc que ses campagnes n'étaient pas parvenues à
colorer, une calvitie qu'encadraient des cheveux bouclés,
une myopie prononcée corrigée par le port de lunettes d'or, des mains longues
et fines, tel est le seul portrait physique certain que nous puissions tracer
du maréchal Davout.
Moralement,
l'homme est complexe, difficile à définir. Pour le connaître, il faut le
regarder vivre, agir, le saisir dans sa correspondance, tant privée
qu'officielle et, surtout, se garder des jugements des mémorialistes et des
historiens, dithyrambiques chez les uns, passionnément critiques chez les
autres, rarement objectifs.
La
mère du maréchal déclarait qu'étant enfant, celui-ci était très turbulent et
plein de sang-froid. Il a l'occasion de se dépenser, à la tête des petits
paysans d'Etivey, avec qui il joue à la guerre dans les prés et les bois
voisins, puis un peu plus tard dans les rues et sur les remparts d'Avallon
quand, auprès de Madame Minard, sa grand-mère maternelle, il suivra les leçons
de latin de Mlle Moreau.
Son
entrée comme pensionnaire du Roi à l'Ecole Royale Militaire d'Auxerre, alors
qu'il n'a que neuf ans, marque brutalement la rupture avec la vie de
quasi-liberté qu'il a connue jusque-là. Si l'uniforme "habit de drap bleu,
doublure, parements rouges et boutons blancs", qui fait déjà de lui un
véritable soldat, lui plaît, il supporte mal la sévérité du régime de l'école,
la stricte discipline qui y est imposée. Son adaptation est lente et les premières
années sont difficiles, entraînant une incompréhension réciproque entre les
professeurs et le jeune élève qui, se croyant brimé, réagit avec toute la
véhémence de son caractère. Un jour de distribution de prix, convaincu qu'il
n'aurait, une fois de plus, aucune récompense, il quitte la cérémonie,
s'introduit dans le verger et, furieux, dépouille les arbres fruitiers, en
casse les branches, saccage tout l'enclos. Le sous-principal, Dom Laporte, le
seul de ses maîtres qui semble l'avoir compris et qui s'intéresse à lui, le
découvre et le ramène, tête basse, au milieu de la salle puis raconte ses
méfaits. A sa grande surprise, il apprend alors que le premier Prix de
mathématiques et le second Prix d'anglais lui avaient été destinés mais qu'en
raison de sa conduite ils seraient attribués aux élèves qui venaient après lui.
Cette aventure l'avait profondément marqué et, plus de trente ans après, il
disait souvent "que rien, dans sa vie, n'avait plus puissamment contribué
à l'attacher à son devoir".
Il
gardera aussi une reconnaissance profonde à Dom Laporte; se rendant à Auxerre
en mai 1805 pour présider le Conseil Electoral de l'Yonne, il fait quérir son
ancien professeur, l'accueille à bras ouverts et le fait nommer Principal du
collège d'Auxerre qui reprend son activité.
Les
dernières années que Louis Davout passera à l'école seront certainement plus
studieuses puisqu'il sera admis à l'Ecole
Royale Militaire de Paris, alors que les écoles de province n'ont droit qu'à
deux, ou au maximum, trois désignations chaque année. Dès cette époque, il est
devenu le lecteur passionné qu'il restera jusqu'à la fin de sa vie.
Avec
l'âge, la turbulence de l'enfance devient de l'agressivité, base de l'esprit
d'offensive qui se retrouve dans toutes les batailles où il se trouve engagé.
Sur le plan militaire, ces qualités sont complétées par les lectures auxquelles
il se livre avec passion, même durant ses campagnes: Voltaire, Rousseau,
Montaigne, mais aussi des ouvrages traitant des différents aspects de la guerre
et qui en font le plus cultivé des maréchaux. Méfiant, il aime reconnaître
lui-même le terrain sur lequel il va manœuvrer, chaque fois que cela est
possible; il travaille méticuleusement sur les cartes et, dans tous les cas,
recherche sans cesse le renseignement auprès des prisonniers, des habitants,
entretenant un véritable réseau d'espions. Il sait aussi admirablement tromper
l'ennemi et Auerstaedt nous en fournit plusieurs exemples: lorsque Friant
débouche de Kösen pour soutenir Gudin, seul engagé jusqu'alors, au lieu de le
placer à son aile gauche dégarnie et menacée par une attaque imminente, il
l'envoie à sa droite esquisser une manœuvre de débordement de l'aile adverse,
obligeant ainsi les Prussiens à remanier en hâte tout le dispositif; un peu
plus tard, Morand arrivant à son tour, il le déploie de telle sorte que le
commandement ennemi croit voir arriver un nouveau corps d'armée où il n'y a
qu'une division. Nous retrouvons constamment ce désir de leurrer l'adversaire,
à Eylau, à Eckmühl.
Conscient
que la valeur de la troupe est aussi indispensable au succès que les qualités
du chef, Davout va s'efforcer de faire de ses
divisions un corps d'élite ; pour cela, un entraînement très poussé et
incessant, de longues marches par tous les temps pour endurcir les hommes, leur
apprendre à surmonter la fatigue, des manœuvres diverses, sans cesse répétées,
afin d'acquérir un automatisme qui permettra un jour de les exécuter
rapidement, sans hésitation ni désordre, sous le feu de l'ennemi; mais aussi,
maintien d'un moral élevé en assurant au soldat une nourriture saine, un
campement aussi confortable que possible, un équipement complet, en bon état.
C'est
ainsi que, commandant le camp de Bruges, il fait doter chaque homme de
chaussons et de sabots, permettant ainsi d'économiser les chaussures et
assurant le délassement aux heures de repos. Ces achats - plus de trente mille
francs - n'étant pas prévus par les règlements, le maréchal, alors sans
fortune, en règle la dépense sur sa solde. En même temps, il s'inquiète
constamment de la nourriture et du logement des troupes, fait filtrer l'eau,
remplacer les légumes secs par le riz, installer des praticables en bois sous
les paillasses, veille à l'aération des baraquements et fait procéder à des
fumigations à l'acide muriatique, toutes mesures destinées à lutter contre les
épidémies que le climat humide et la nécessité d'installer des unités dans des
secteurs malsains font sans cesse renaître. Il interdit même l'usage du tabac !
Toutes ces mesures qui visent à accroître l'efficacité au combat de la
troupe, n'en sont pas moins contraignantes. Elles nécessitent une
discipline très stricte et jamais relâchée, d'autant plus sévère que l'on
s'élève dans la hiérarchie des grades. Le maréchal donne l'exemple, plus dur
avec lui-même qu'avec les autres. Parce qu'il est d'une probité absolue,
reconnue même par ses adversaires, il peut sévir, parfois brutalement, contre
le pillage qu'il déteste, en faisant, pour l'exemple, fusiller des maraudeurs
pris sur le fait; mais il sait aussi faire preuve d'indulgence: un jour, en se
promenant à cheval, il se fait amener un dragon d'une singulière tournure qu'il
avait aperçu dans un champ. Celui-ci porte un mouton qu'il vient de voler. Le
maréchal l'admoneste sévèrement tandis que le mouton bêle lamentablement; le
dragon le frappe alors sur la tête: "paix, mouton ! s'écrie-t-il, laisse
parler le maréchal !" Celui-ci ne put que rire et pardonna au soldat
coupable. Une autre fois, en Allemagne, le colonel Verges ayant pillé quelques
villages, est appelé par le maréchal: "qu'ai-je appris, colonel?... à
peine arrivé à mon corps, vous vous permettez des concussions...! Prenez-y
garde, ne recommencez pas ou je saurai ce que je devrai faire!" Le colonel
Verges, homme d'esprit, répond simplement: "Pardonnez pour cette fois,
Monsieur le Maréchal. N'ayant l'honneur de faire partie de votre corps que
depuis deux jours, je n'en connaissais pas encore les usages", et
l'affaire en resta là, sur ce compliment adroit. Mais c'est grâce à cette
sévérité que le Prince de Mecklembourg, voyant les oies du village voisin se
promener dans le camp de Rostock, put dire aux officiers de Davout : "
Voilà, Messieurs, votre plus bel éloge ".
La
sévérité du Prince d'Eckmühl se retrouve en maintes occasions. Parce qu'il est
toujours au plus fort du combat, il ne peut admettre qu'on le quitte pour une
blessure futile; à La Moskowa, deux fois blessé, il se fera ramener sur un brancard
au milieu de ses hommes; aussi, apprenant qu'un de ses parents a profité d'une
légère blessure pour se faire évacuer, il écrit à la maréchale pour lui
demander de ne plus le recevoir.
Il est inutile de parler de sa bravoure car il s'agit d'une qualité
commune à tous les grands soldats de l'Empire, mais il convient de
citer comment il sait ranimer les courages défaillants. A Auerstaedt, dans un
moment particulièrement critique, alors qu'il sent autour de lui les énergies
fléchir, il s'écrie: "le Grand Frédéric a dit que c'étaient les gros
bataillons qui remportaient la victoire; il en a menti! ce sont les plus
entêtés et vous le serez comme votre maréchal!", et il relance ses troupes
décimées mais enthousiasmées, à un nouvel assaut. A Eylau, se trouvant à
nouveau dans une situation difficile et constatant que certains soldats ne
montrent plus d'ardeur pour la lutte, il leur lance: "les braves mourront
ici, les lâches iront mourir en Sibérie!".
En
fait, il est chez Davout un sentiment qui commande tous les autres, c'est le
sens du Devoir, un mot qu'il écrit d'ailleurs habituellement avec un D
majuscule. Ceci explique son comportement souvent excessif, ses réactions
brutales à l'encontre de ceux qui ne respectent pas ce grand principe. Tout
doit lui être subordonné, rien ne peut lui être opposé. Il a conservé, à
l'armée, le langage grossier de la Révolution. Un jour, il trouve à sa table un
chef d'escadron qui avait eu peu auparavant une affaire malheureuse: "qui
vous a invité?", demande-t-il brusquement. "C'est le général
Romoeuf". "Mon chef d'Etat-Major aurait dû se rappeler que je
n'admettais jamais de c.. à ma table". Et les épisodes de ce genre ne sont
pas exceptionnels !
En
dehors du service, il devient un autre homme ;
affectueux, prévenant avec sa femme, il aime les rires, les jeux, s'occupe de
sa terre de Savigny avec plus de sollicitude que de compétence, chasse, pêche, se
plait à accueillir ses amis. Il s'est fort bien décrit en écrivant à sa femme:
"j'ai la tête d'un général et le cœur d'un bourgeois". Et c'est en
bourgeois qu'il aime sa femme. Les lettres qu'il lui adresse sont pleines de
tendresse; il lui écrit chaque jour et la maréchale gronde quand manque le
courrier quotidien. Il la conseille doucement, sans rien ordonner, s'efforce de
la guider adroitement dans les circonstances qu'il estime importantes et où il
la sent réticente, s'occupe de ses plaisirs, s'inquiète de ses ennuis, la
taquine parfois. Cette correspondance d'amoureux se poursuivra tant que les
exigences du service les éloigneront l'un de l'autre.
Mariée à 18 ans, la maréchale était d'une grande beauté, avec des petits
travers bien féminins. Elle était, en particulier, toujours en retard. En 1809,
avant la Campagne d'Autriche, alors qu'elle avait rejoint son mari à l'armée,
les officiers sollicitèrent l'honneur de lui être présentés. A l'heure prévue,
alors que les salons étaient pleins, le duc d'Auerstaedt parut seul, excusant
sa femme qui n'était pas encore prête. Enfin, avec une bonne demi-heure de
retard, elle arriva dans une amazone de satin blanc qui faisait resplendir sa
jeune beauté. D'un naturel distant, elle avait une allure fière qui ne plut pas
à son mari. Il la prit par la main, la conduisit devant les officiers et, à
haute et intelligible voix, lui dit: "Madame la Maréchale, les officiers
du corps d'armée que je commande ont bien voulu nous faire l'honneur de
demander à vous présenter leurs hommages.
Je
vous prie de vous souvenir, dans l'accueil que vous ferez à ces Messieurs, que
si vous êtes Maréchale et Duchesse, c'est à leur vaillance sur maints champs de
bataille que vous le devez".
Elle
était également un peu jalouse, sans doute avec raison car, fréquemment éloigné
de sa femme durant de longs mois par les obligations du service, le maréchal
dut avoir quelques aventures amoureuses, qui ne furent d'ailleurs que des
passades car rien n'en subsiste de certain. Thiébault se fait l'écho d'une
liaison plus suivie qu'il aurait eue, lors de sa mission à Varsovie, avec une
certaine dame Martin, femme d'un commissaire des Guerres; informé de ce
scandale, Napoléon envoya Madame Davout rejoindre son mari, ce qui ne suffit
pas à mettre fin à la liaison. La comtesse Potocka en parle également dans ses
Mémoires. Il n'est pas pour autant, facile, d'être assuré de la réalité, ou
tout au moins, de la durée de cette aventure car, non seulement Thiébault, bien
connu pour sa partialité, détestait le Prince d'Eckmühl, mais encore, il situe
l'épisode dans une année où le maréchal était, non en Pologne, mais à Hambourg.
Quant aux récits de la comtesse Potocka, ils sont si souvent erronés
lorsqu'elle parle de Davout, qu'il est difficile de tenir pour totalement vrai
tout ce qu'elle dit sur cette anecdote amoureuse. Il est probable qu'il y eut
bien une liaison un peu plus longue que les habituelles passades, mais il
semble que l'on ait complaisamment brodé sur son importance.
La maréchale avait également le soin de veiller à l'entretien de
Savigny et de gérer les biens du ménage, ce dont elle s'acquittait
fort bien malgré les difficultés financières auxquelles elle devait faire face.
N'aimant ni le monde ni les réceptions, elle ne s'y rendait que par obligation,
pour ne pas desservir son mari. Elle ne se plaisait que dans sa campagne,
s'occupant sans cesse d'embellir son jardin.
Cette
propriété de Savigny avait été la première acquisition importante du maréchal
et, durant de longues années, elle allait grever son budget. A son mariage, le
9 novembre 1801, il n'apportait que 20.000 F qui, joints aux 150.000 F de dot
de sa femme, assuraient une honnête aisance mais ne représentaient pas une
véritable fortune. Ils habitaient alors un appartement aux Tuileries, Cour de l'Orangerie,
près la rue Saint-Florentin. Leur goût commun pour la campagne va les amener à
acquérir, dès le 18 août 1802, à l'audience des criées du Tribunal de la Seine,
le domaine de Savigny-sur-Orge, propriété des héritiers Hamelin. Le prix:
760.000 F, dépassait de beaucoup, leurs possibilités financières immédiates;
ils restaient redevables de 560.000 F, sans compter les frais d'acquisition.
lourde dette qui ne sera pas encore liquidée en 1812.
Le
domaine comprenait un magnifique château avec un parc de 75 hectares, un
mobilier considérable, les fermes de Viry et de Champagne, le moulin Joppelin,
100 hectares de bois, le tout représentant environ 450 hectares d'un seul
tenant. Le château était un manoir assez ancien, restauré à la fin du XVème siècle.
Il
a été partiellement détruit en juin 1940 par l'artillerie française, à la suite
d'une erreur d'information.
Le
maréchal, lui aussi, aimait à s'occuper de ses terres lors de ses séjours à
Savigny. En bon bourguignon, il avait fait venir de sa province natale, des
ceps de vigne réputés. Mais, soit incompétence de sa part en cette matière,
soit inadaptation de ses plants au sol, au climat, ou à l'ensoleillement, le
vin récolté - 30 à 36 pièces suivant les saisons - était exécrable. Lui seul le
trouvait bon et était tout heureux de le servir à ses invités en vantant sa
saveur. La maréchale s'efforçait alors de substituer aux bouteilles de la
récolte, à l'insu de son mari, un vin de meilleure venue, mais elle n'y réussit
pas toujours. Un jour, le général Sebastiani, réputé pour être un fin
connaisseur en la matière, fut invité à donner son avis; l'échange des
bouteilles ne put s'effectuer et le malheureux dut déguster la piquette:
"bon, dit-il, je ne sais pas!... mais certainement il est gai!".
La situation financière difficile amènera Davout à songer à revendre
Savigny en 1807, malgré l'attachement que sa femme et lui-même portent
à leur propriété.
Grâce
aux dotations de l'Empereur, cette mesure pourra être évitée, mais la situation
deviendra de plus en plus inquiétante à partir de 1812, époque où commenceront
à disparaître les dotations de Pologne, d'Autriche et d'Allemagne. Pourtant, le
maréchal sera le mieux partagé après Berthier et avant Ney, avec un revenu
annuel, en 1809, de 870.848 F. Mais les dotations impériales ne sont pas sans
contre-partie, ce qui les amenuise singulièrement.
D'une
part, les bénéficiaires doivent payer des redevances très élevées au Domaine
Extraordinaire, d'autre part, ils doivent assumer la remise en état,
l'entretien et tous les frais afférents aux propriétés qui leur sont concédées
et ne peuvent les aliéner sans l'autorisation de l'Empereur. Si celle-ci est
accordée, il est nécessaire d'en réemployer l'argent pour l'acquisition d'un
autre bien situé obligatoirement en territoire français. A titre d'exemple, la
saline de Nauheim, dans le Duché de Hesse-Darmstadt avait été attribuée à
Davout par décret du 15 août 1809. Il en prit possession le 1er janvier 1810,
mais dut alors verser à la Direction générale des Domaines Nationaux la somme
de 300.000 F pour prix du matériel et du mobilier, et 54.000 F, montant du sel
en magasin.
Autre
exemple: en avril 1810, le maréchal n'ayant pas d'hôtel à Paris, s'en voit
imposer l'achat par l'Empereur qui veut que les Grands Dignitaires puissent recevoir
somptueusement et, pour ce faire, il lui fit don de 600.000 F, dont 300.000
comptant, destinés à l'acquisition de l'hôtel qui ne pourra être aliéné, et
300.000 F en rentes sur l'Etat, également inaliénables. Désireux de régler ses
dettes concernant l'achat de Savigny, Davout souhaiterait pouvoir utiliser à
cette fin les 300.000 F de rente, mais il ne peut le faire sans l'autorisation
de Napoléon. Il achètera le grand hôtel Monaco (ou Valentinois), 121 et 123,
rue Saint-Dominique Saint-Germain, qui appartenait à Madame Hamelin, ancienne
propriétaire de Savigny, et y adjoindra le petit hôtel de Monaco qui est
contigu.
Il
faut remettre ces immeubles en état, les meubler, acheter de la vaisselle
plate, des meubles commandés chez Jacob, ce qui oblige le maréchal à s'endetter
de 1. 700.000 F. Si l'on ajoute les frais d'entretien, gages des domestiques,
débours occasionnés par les réceptions - un seul dîner aux officiers portugais,
ordonné par l'Empereur, lui a coûté 10.000 F - on comprend les difficultés financières
incessantes auxquelles le Prince d'Eckmühl doit faire face, et on s'explique
que tant d'autres maréchaux aient estimé nécessaire de se servir eux-mêmes au
cours de leurs campagnes.
La
probité de Davout lui interdit de telles pratiques et, pendant tout l'Empire,
il va se débattre dans des ennuis d'argent; sa correspondance avec la maréchale
traite constamment de ces sujets. Cette situation s'aggrave encore à partir de
1812 et devient catastrophique en décembre 1815 où il est privé de ses
traitements et exilé à Louviers. Non seulement il vit misérablement dans la
petite ville normande, avec un seul domestique, réduisant sa dépense
journalière à 3,70 F, mais encore doit-il réaliser pour faire face aux dettes
toujours criantes.
Répondant
à une de ces lettres, la maréchale le lui écrit, le 28 février 1816: "J'ai
vendu 16 douzaines d'assiettes, à 54 F le marc. J'ai vu hier l'Américain qui se
propose de louer notre hôtel de la rue Saint-Dominique. Le prix que je lui ai
demandé lui a paru modéré. (Il s'agit de 100.000 F par an). Nous louerons pour
trois ans. Cette ressource nous est bien nécessaire. On me demande de l'argent
de tous les côtés. Quoique notre hôtel soit en non-valeur, je viens de recevoir
la décision du Préfet qui me fait connaître qu'il n'y a pas lieu à dégrèvement.
Je me propose de lui demander une audience, si tu l'approuves, pour lui faire
connaître notre position qu'il ignore sans doute".
Les
dernières années de sa vie, alors qu'il a recouvré son bâton de maréchal et ses
traitements en 1817, puisqu'il a reçu la pairie en 1819, semblent s'être
écoulées dans une large aisance, si l'on en juge par le fait qu'il put fonder
et payer intégralement la construction d'une école de filles et d'une salle
d'asile pour les enfants, à Savigny, dont il était devenu maire.
Malgré ses ennuis d'argent, il fit montre, toute sa vie, de générosité,
dotant ses frères et même ses cousines, réglant les 80.000 F de dettes
laissées par le général Leclerc, son beau-frère, dettes que Pauline avait
négligées, prêtant sans jamais demander le remboursement à ses officiers en
difficulté ; après sa mort, la maréchale découvrit, en dépouillant ses papiers,
les reçus de 100.000 F d'avances ainsi consenties et jamais réclamées.
Les
problèmes financiers qu'il connut pendant une grande partie de sa vie,
n'influencèrent jamais l'humeur du maréchal. Du fait de ses fréquents
éloignements, c'est à son épouse que revenait, le plus souvent, la tâche de les
régler et elle sut fort bien s'en acquitter. Dans son courrier, il lui donnait
des indications, lui faisait des suggestions mais, en définitive, la laissait
libre d'agir au mieux de leurs intérêts. Cette confiance ne se démentira jamais
et contribuera à faire de leur couple une union heureuse. Après le décès de son
mari, la maréchale, qui lui survivra 45 ans - elle est décédée en 1868 - vivra
dans une demi-retraite. Elle avait eu 10 enfants, dont six étaient morts en bas
âge, et ces deuils successifs ont dû accentuer encore le caractère froid et
distant,
l'humeur
morose, qu'elle montrait souvent avec ceux qui ne comptaient pas parmi ses
intimes.
Le
Prince d'Eckmühl, lui aussi, a été profondément affecté, mais il s'était
composé une attitude rigide, ne laissant jamais paraître en public les
sentiments qu'il éprouvait ou les souffrances qu'il ressentait et que, seules,
ses lettres nous permettent de découvrir. Il avait le culte de l'amitié et
beaucoup de ceux qui furent ses amis mourront avant lui: Bourbotte, Turreau, le
premier en 1795, le second en 1797. Marceau, qu'il considérait presque comme un
frère, projetant même de lui faire épouser sa sœur, fut tué le 21 septembre
1796 devant Altenkirchen; Desaix, à qui il devait tout, tombé à Marengo le 14
juin 1800; Leclerc, son beau-frère, succomba en 1802 de la fièvre jaune à
Saint-Domingue; Gudin, un de ses plus brillants divisionnaires, mortellement
blessé à Valoutina le 19 août 1812; Duroc, son confident à qui il écrit,
lorsqu'à la fin de la retraite de Russie Murat remplace Napoléon à la tête de
l'armée, pour exposer les fautes qu'il impute au Roi de Naples et à Berthier,
sachant que le Grand Maréchal du Palais saura en parler à l'Empereur en termes
plus appropriés, Duroc emporté par un boulet à Markersdorf en mai 1813.
D'autres
lui survécurent. Le plus illustre est sans doute Oudinot, un des rares qu'il
tutoya; ce qui ne l'empêche pas de le traiter durement quand le Devoir l'exige.
Le 21 mars 1815, sitôt ministre de la Guerre, il lui écrit très familièrement
pour le prévenir qu'il va lui transmettre les ordres de l'Empereur; le Duc de
Reggio ayant répondu qu'il entendait rester neutre en cette période, Davout lui
adresse une lettre administrative, sèche et froide, lui ordonnant de se retirer
dans ses terres. La mesure exécutée, l'amitié reprend ses droits et aucun nuage
ne subsistera entre les deux hommes.
Parmi les nombreux adversaires que son caractère lui a suscités, il
n'en est que trois qui furent véritablement ses ennemis: Berthier, Murat et
Bernadotte. D'autres le détestèrent et firent tout pour le desservir,
comme Bourrienne, dont il avait à maintes reprises dénoncé les concussions
mais, en grand seigneur, il ne leur marque jamais que du dédain ou du mépris.
Le
conflit avec le Prince de Neuchâtel se situe à un autre niveau. Il prend
naissance au début de la campagne de 1809 lorsque, commandant en chef en
attendant l'arrivée de l'Empereur, le chef d'Etat-Major général, multipliant
les ordres et les contre-ordres, met en grand péril le corps de Davout qui, par
son habileté et sa résolution, sauve ses troupes et, quelques jours plus tard,
coopère glorieusement à la victoire d'Eckmühl. C'est une véritable haine qui va
désormais opposer les deux hommes. Davout ne manque pas une occasion de montrer
son mépris pour Berthier: à une soirée, le Prince d'Eckmühl, en grande tenue,
portait parmi ses décorations les insignes de Grand Croix de l'ordre militaire
de Pologne, qu'il était le seul Français à avoir reçu; il fut interpellé par le
major-général: "Ah! vous avez là une décoration que je n'ai pas! Comment
peut-on se la procurer?" Davout répondit, non sans ironie: "Mais il
faut, pour l'obtenir, gagner des batailles". Le mot était d'autant plus
cruel qu'il n'était pas dans les attributions du Prince de Neuchâtel de
remporter des victoires mais, seulement, de communiquer en détail les ordres
qu'il recevait de l'Empereur. Si Davout accuse Berthier d'incapacité et de
nullité, ce dernier, en revanche, non seulement le dessert de tout son pouvoir
auprès de Napoléon, mais encore, accentue les observations que ce dernier le
charge de transmettre, pour les rendre malveillantes. L'algarade de Marienburg,
en 1812, devant l'Empereur, montre quel point avait atteint la tension entre
les deux grands soldats.
Avec Murat, c'est essentiellement une opposition de tempérament qui va créer un
climat de conflit. Le Prince d'Eckmühl reproche au Roi de Naples de n'être
qu'un sabreur sans cervelle, engageant inconsidérément ses troupes dans des
opérations hasardeuses qui compromettent même la sécurité des unités voisines
et, pour cela, à plusieurs reprises, il lui refuse son aide; il le soupçonne
aussi d'être prêt à trahir si cela lui permet de satisfaire son ambition
démesurée. Il l'accuse, enfin, d'avoir épuisé sa cavalerie sans profit pendant
la Campagne de Russie et d'être responsable, avec Berthier, de son échec.
Murat, qui se sent d'essence royale, blâme le maréchal qui refuse de lui obéir
servilement; il lui fait grief de son manque de témérité et, à plusieurs
reprises, cet antagonisme se traduit par des échanges de répliques d'une
violence extrême.
Mais c'est pour Bernadotte qu'il éprouve la haine la plus profonde. Il
n'oubliera jamais qu'à Auerstaedt le futur Prince Royal de Suède s'est abstenu
de le soutenir malgré ses appels, le laissant se battre seul, à un contre
trois, répondant à son aide de camp, venu solliciter son intervention:
"retournez près de votre maréchal et dites-lui qu'il n'ait pas
peur!". Dans ses lettres à sa femme, Davout laisse exhaler sa rancœur, ce
qui ne lui est pas habituel, contre celui qu'il appelle: "ce misérable
Ponte Corvo"; il dénonce sa mauvaise foi, fustige son ambition, prévoit sa
trahison. Il le considère comme un homme qui fera toujours passer son intérêt
personnel au détriment de son Devoir, et cela est, aux yeux du Prince
d'Eckmühl, la pire des fautes.
Davout a été critiqué, attaqué, calomnié, de son vivant et après sa
mort. Son caractère, trop souvent excessif, la rudesse de son langage,
le poids d'une autorité exigeante, éloignaient de lui beaucoup de ses
collaborateurs qui considéraient comme impossible de servir sous ses ordres ;
son dédain des conventions mondaines, son mépris du qu'en dira-t-on - il n'était
pas le seul myope parmi les chefs militaires et les Hauts Dignitaires, mais il
était le seul à ne pas s'en cacher, se montrant ostensiblement en public avec
ses lunettes - lui attiraient l'antipathie de tous ceux pour qui le conformisme
était la règle suprême de l'existence. D'autres, au contraire, lui seront
perpétuellement fidèles, appréciant son équité, son refus du favoritisme, la
loyauté de son comportement, la rectitude de son jugement, sa générosité. Il en
est qui resteront indifférents ou neutres à son égard.
Ainsi
s'est créée une légende qui ne nous montre du maréchal qu'un portrait déformé.
Il n'a pas la vue globale des événements, nécessaire à un grand politique que
certains ont voulu voir en lui, la sûreté de son jugement est en défaut lorsqu'en
1815 il conseille Fouché pour le ministère de la Police ou qu'il se réjouit de
voir Soult remplacer Berthier à la tête de l'Etat-Major général; il se montre
souvent maladroit dans l'entêtement qu'il met à défendre ses idées; mais s'il
est sévère, dur parfois, il n'est pas cruel, sachant édulcorer les ordres trop
rigoureux qu'il reçoit de l'Empereur pour la défense de Hambourg, préférant
semer la crainte que d'avoir à réprimer; il n'est pas non plus "détesté de
ses soldats" comme on l'a prétendu car, comment comprendre alors
l'enthousiasme avec lequel ils le servent à Auerstaedt, à Eckmühl, à Eylau, à
Wagram et dans tant de combats ? Comment expliquer le geste de ces invalides
venant rendre un dernier hommage à leur chef que l'on enterre, sachant que ce
geste interdit doit être durement sanctionné ?
Le
maréchal Davout, qui ne connut jamais l'amertume d'être vaincu, reste un des
chefs les plus prestigieux de notre Histoire militaire; il est aussi un homme,
avec les contradictions que cela implique, avec ses grandeurs et avec ses
faiblesses.
Auteur : LINDEN
Jean
Revue : Revue
du Souvenir Napoléonien
Numéro : 303
Mois : 01
Année : 1979
Pages : 21-26